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Littérature


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2002 01 L Or de la Mérantaise

Par Marc Rugani

 

L’Or de la Mérantaise

 

 

 

 

                        C’est dimanche.

                        Belle journée de printemps : il y a du bleu dans le ciel et la température est douce ; le soleil encore bas- il n’est que 7 heures- réchauffe déjà, surtout le cœur des gens, tant il a plu ces jours derniers. J’entends le gazouillement des oiseaux dans les arbres : la saison des amours n’est pas loin.

 

                        Je me suis réveillé et levé tôt ; tout aussi tôt, je descends chercher ma viande chez le boucher, au centre commercial de l'Abbaye qui a ouvert récemment ; il est sympathique, son magasin très agréable, sa viande de qualité et les prix corrects : bref, je suis devenu client. Il n’y a personne dehors, sauf un chien qui traîne, deux chats qui se regardent ; c’est encore la grasse matinée, le farniente ou les câlins au lit sous la couette ; tout à l’heure, vers 10h, le quartier sera plus animé.

                        Chez mon boucher, je suis le seul client. Après le bonjour et les banalités d’usage sur le beau temps qu’il fait-« oui, mais pourvu que ça dure, on en a bien besoin après l’hiver pluvieux qu’on a eu.. »- je commande un rôti de bœuf : au four, encore saignant à cœur, avec une gousse d’ail, accompagné de pommes de terre et d’oignons, j’adore ! Pendant qu’il me sert, je vois dehors deux personnes courir, traverser la route et s’engouffrer dans le passage sous-terrain du RER donnant dans le parc ; il me semble qu’elles ont en main des ustensiles mais j’aperçois mal et n’y prête guère attention : elles craignent sûrement de rater le RER ; des gens qui courent pour attraper le train, c’est fréquent par ici.

                        Je me retourne vers mon boucher pour voir où en est ma commande quand tout à coup un homme passe la tête par la porte et crie tout essoufflé : « Marcel, y’a d’l’or ! y’a d’l’or ! » Il en bafouille, tant il est excité ; « on a trouvé de l’or dans la Mérantaise ! Viens vite ! » Et il file dare-dare, traverse la route en courant sans même regarder ce qui vient à droite ou à gauche, et s’engouffre lui aussi dans le passage sous-terrain. Là, j’ai bien vu : il tenait une pelle et quelque chose ressemblant à une poêle.

                        « Y’a d’l’or dans la Mérantaise ? » lançons-nous ensemble moi et mon boucher qui ajoute : « Qu’est’c’que c’est qu’cette connerie ? Un peu fada, l’copain Roger ! A trop tiré sur la bouteille cette nuit ; a fumé un pétard plus gros qu’lui ! »

                        Je pense pareil- Roger doit être un peu dérangé- mais tout de même, je suis un peu remué par la nouvelle ; et puis, je me souviens des deux personnes qui couraient tout à l’heure. Je paye rapidement, je dis à mon boucher que je vais voir- histoire de voir- et mon rôti de bœuf sous le bras, je prends le chemin du parc. Malgré moi, je presse le pas : je sens une petite impatience qui me tenaille. Je traverse le pont qui enjambe l’Yvette puis je longe la rivière et les tennis : il n’y a personne ; à cette heure matinale, les joueurs ne sont pas encore arrivés ; ils taperont la balle seulement dans une petite heure. Je suis juste devant le court n°7 quand un échalas me dépasse en courant, après avoir failli me donner un coup de la pelle qu’il tient, me renverser et me faire tomber à l’eau. Qu’est- ce que c’est que cet olibrius, qu’a-t-il à se précipiter lui aussi ? Alors soudain, je me sens devenir fébrile et me mets à courir, d’abord doucement, puis plus vite : « De l’or dans la Mérantaise ? ce n’est pas possible, ça se saurait depuis longtemps, c’est complètement idiot !» mais je me rends compte tout d’un coup que je n’en suis plus si sûr.


 

                        Voilà, j’y suis. Une agitation formidable règne le long de la petite rivière : formidable, parce que d’habitude, il y a un ou deux promeneurs qui longent ses berges, un chien qui joue dans l’eau avec une balle, deux- trois merles dans les herbes et puis c’est tout : la rivière, surtout à cet endroit, est particulièrement tranquille ; mais aujourd’hui à 8h- la cloche de St Remi sonne à l’instant les 8 coups- là devant mes yeux étonnés, 30 à 40 personnes au moins s’activent le long des rives et dans l’eau. Tous des hommes sauf une femme, autant que je peux voir, des 40/50- j’aperçois un plus âgé à barbe blanche- les lève-tôt du dimanche matin probablement. Personne ne parle, pas un mot n’accompagne leur travail ; ils font si peu de bruit que ce silence étrange m’impressionne et me donne le frisson, car je devine, je sais d’instinct la grande passion sauvage qui les anime tous : ils cherchent l’or !

                        Ils cherchent avec les ustensiles qu’ils ont trouvés chez eux, dans leur cave ou leur grenier : des poêles de cuisine, poêles à frire, et des pelles de jardin ou de plage ; de ci de là quelques râteaux et quelques seaux. Je les vois mettre un peu du fond de la rivière dans leur poêle : de la boue, du gravier, du sable mêlés de déchets végétaux, et l’agiter en tournant, comme ils ont vu faire à la télé ou au cinéma, puis scruter du doigt leur trouvaille.

                        La tension est palpable, elle me gagne je le sens ; la fièvre de l’or me prend me montant des pieds à la racine des cheveux, j’en tremblote peu à peu de partout. Je vois plusieurs personnes traverser en courant le terrain de rugby vers la Mérantaise ; alors, tout d’un coup, sans réfléchir davantage, comme un fou je m’en retourne chez moi, mon rôti à la main ; je n’ai jamais couru si vite ; oh !que le chemin me paraît long ! Que la serrure est difficile à ouvrir ! Je pousse la porte sans ménagement, pareil celle du placard où sont rangés les ustensiles de cuisine : la voilà ma grande poêle à frire, je la tiens, c’est celle-là qu’il me faut ; elle est lourde, avec une grande queue guère pratique pour ce que je vais faire, mais tant pis : c’est avec elle que je vais dénicher les paillettes et les pépites de la Mérantaise !

                        Je descends quatre à quatre les escaliers chercher dans ma cave ma petite pelle de jardinage. Je vais trop vite et me casse la figure dans le barda et le bric-à-brac qui l’encombrent : depuis le temps que je me promets de mettre de l’ordre et de jeter tout le fatras, je n’ai toujours rien fait !

                        Je remonte de la même façon et sans prendre la peine de fermer ma porte à clef me voilà parti courant en direction du parc, ma grande poêle et ma petite pelle à la main ; en chemin, je m’aperçois que j’ai oublié le récipient pour mettre mon or ; tant pis ! Je le mettrai- si j’en trouve- dans mes poches. Je dois avoir une drôle d’allure ! C’est certain, si quelqu’un me connaissant me voyait courant ainsi, il n’en reviendrait pas, en tomberait sur le cul et me dirait in petto : « Marc, y’a quelque chose qui tourne pas rond chez toi aujourd’hui ! Faut aller voir l’docteur! ».

                        Ca remue de partout maintenant. Je ne suis plus le seul à courir : la nouvelle semble s’être répandue aussi vite qu’une traînée de poudre dans Gif : « Il y a de l’or dans la Mérantaise ! » ; au moins 2-3 personnes devant moi, et bien 5- 6 derrière ! Mais il doit y en avoir bien plus que je ne n’aperçois pas !

                        Sur les bords de la Mérantaise du côté des tennis, c’est maintenant la cohue : les gens sont si serrés qu’il n’est plus possible de trouver une place et la situation est presque semblable dans l’eau. Des intrépides tentent même leur chance dans l’Yvette près du pont, malgré le fond vaseux et l’eau trop profonde : ils boivent la tasse à tout va, « à votre santé » !


 

                        Je parcours une cinquantaine de mètres : tout le long et au-delà autant que je peux voir le spectacle est le même. Alors la rage me prend, une violence sauvage m’envahit soudain : «De Dieu ! Moi aussi je veux chercher, moi aussi je veux une place et nom de Dieu, j’en aurai une ! » Prenant mon élan, je saute par dessus le premier rang et tombe au milieu de la rivière, éclaboussant tout le monde alentour. Les aspergés  hurlent fort mais j’en ai cure ; je hurle moi aussi : « C’est ma place ! » « Que personne m’en empêche ! » en brandissant ma poêle, prêt à asséner un coup terrible au contestataire présomptueux qui voudrait me chasser.

                        Mais personne ne bouge ; chacun comprend à mon regard et au son de ma voix que ce n’est pas du bluff : attention danger ! Pour autant je ne leur fais pas peur, simplement ils me savent habité du même mal qu’eux : la fièvre de l’or ! Alors sans plus d’histoires, ils me laisse faire ma place, comme ils ont fait la leur; encore deux- trois grognements de protestation puis chacun se remet au travail, à chercher l’or : ils ne me prêtent plus aucune attention ; c’est fini, j’ai fait mon trou, ma concession, mon « claim » comme diraient les Anciens de Californie ; d’ailleurs, plusieurs à côté et plus loin m’imitent et se retrouvent comme moi au milieu de la rivière, l’eau jusqu’aux genoux : la Mérantaise est étroite et chacun a une toute petite place.

                       En cet instant mes lectures et des films me reviennent à l’esprit : 1848, la grande ruée de l’or, la Californie envahie d’immigrants accourus de partout par milliers, les camps de chercheurs, les bagarres dans les saloons, le whisky, les coups de revolver, les « placers »…

                        L’eau est frisquette –pas plus de 15° au jugé- mais je n’en souffre guère, j’ai le feu au corps et dans la tête ; elle est profonde aussi là où je suis- c’est le printemps et il a beaucoup plu- si bien que mon menton effleure la surface chaque fois que je plonge ma pelle vers le fond; un mauvais geste, un déséquilibre imprévu, et plouf, voilà la moitié du visage dans l’élément liquide; mon pull qui baille traîne dans l’eau et fait éponge ; et puis le courant est si fort que je dois m’y prendre plusieurs fois pour remplir ma petite pelle de jardinier ; avec dans l’autre main ma poêle à frire qui pèse une tonne et prend un malin plaisir à suivre le fil de l’eau, vraiment , ce n’est pas bien commode ! La vie de chercheur d’or que je découvre n’est pas de tout repos, et le confort, je n’en parle pas ! Après bien des efforts, je charge un peu ma poêle- ma « bâtée »- puis lui imprime un mouvement circulaire comme le font mes voisins pour trier les particules : les légères vers le bord tandis que les plus lourdes-les pépites et les paillettes d’or tant espérées- au centre de la poêle.

                        Oh ! L’émotion  quand je scrute pour la 1ère fois- la 1ère fois de ma vie- le fond de ma poêle à la recherche de l’or ! Je regarde, je regarde à m’en faire mal aux yeux ; des petites choses qui brillent au fond : du mica sans doute, mais d’or : point ! Je regarde et regarde à nouveau, mais non, rien ! La déception est grande ; tant pis, je recommence.

                        Personne ne parle, moi non plus. Chacun concentré sur son travail, sur son espoir et sur son rêve. Il y a maintenant des femmes et des enfants, même des vieillards ! Et je vois du coin de l’œil qu’il en arrive de partout. Moi-même suis entouré de toutes parts : sur les bords de la rivière, comme au milieu, devant, derrière ; j’ai à peine 2 m2 à moi ! Complètement cerné ! Parfois, je sens qu’on me pousse dans le dos et devant je bute sur la même paire monumentale de fesses ! L’horizon est bouché !

                        Ma poêle est très lourde : elle est bonne pour les omelettes ou pour les steaks, mais pour chercher de l’or, il y a mieux.

                        Voilà vingt minutes que je m’escrime sans résultats. J’ai exploré les coins et les recoins de mes 2 m2 et je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus. J’entends mes voisins qui raclent aussi le fond et les cailloux.


 

                        Je commence à désespérer quand soudain, à la dernière bâtée, je vois à n’y pas croire mes yeux au creux de ma poêle une petite chose qui brille, qui brille vraiment, certes toute petite mais qui brille, qui brille plus que le reste…Je sais que ce n’est pas du mica : voilà 20 minutes que j’use mes yeux dessus, je sais le reconnaître ! Mon cœur bat soudainement très fort sous une giclée d’adrénaline : « boum, boum, boum » à l’intérieur comme un tambour ; mon émotion est sans pareille ! Délicatement, du bout d’un doigt tremblant, j’isole des graviers et du reste mon étoile minuscule : 1/2 mm sur 1/2 mm au plus, à peine un grain de sable! Je regarde de très près, chaussant mes lunettes pour mieux voir- j’ai été bien inspiré de les prendre pour acheter mon rôti  - pas d’erreur, ce n’est pas du mica ; serait-ce.. serait-ce… serait-ce de l’or ? Serait-ce une toute petite pépite ? De l’or de la Mérantaise ? De l’or de Gif ? De l’or de l’an 2002 ? Oh, pourvu que ce soit vrai !

                        Oui, c’en est ! Ce ne peut être que de l’or ! C’est de l’or ! Mon cœur bat la chamade sous l’effet d’une émotion et d’une joie indescriptibles : j’ai trouvé de l’or ! J’ai trouvé de l’or ! La tension est trop forte : je pousse un formidable cri qui me libère, comme celui du footballeur marquant le but de la victoire. Un deuxième cri puis un troisième : je retrouve un peu mon calme, mais la joie reste intense et m’irradie partout, un vrai bonheur.

                        A mes côtés on me regarde, on se rapproche pour voir : alors je montre fièrement mon trésor mais prudemment de peur de le faire tomber ou qu’on le prenne ; ma paume est à peine ouverte, presque fermée, et mon autre main bien qu’encombrée des ustensiles est là toute proche qui veille. Je vois des regards heureux, ma trouvaille réjouit plus qu’elle ne fait d’envieux, puis chacun animé d’une ardeur nouvelle se remet rapidement au travail, aiguillonné par l’espoir d’avoir aussi une pareille chance.

                        Je range avec soin mon minuscule trésor dans un mouchoir qu’heureusement j’ai en poche- comment aurais-je fait autrement ? Je plie et replie le papier délicatement sur ma poussière d’or et le glisse dans mon pantalon avec d’infinies précautions, craignant de le faire tomber dans l’eau, ou qu’il ne s’ouvre ou se déchire. Quoi faire  alors pour le récupérer ? Je serais au désespoir !

                        Le bonheur m’habite totalement, je suis comblé. Je n’éprouve plus le besoin de chercher : ma petite pépite d’or me suffit. D’ailleurs, comment trouver davantage ? Je suis cerné de toutes parts et tous les sables, les graviers, les cailloux, les limons ont été explorés,  retournés, tamisés mille fois.

                        Je sors doucement de la rivière- j’ai du mal à me frayer un passage tant les rangs sont serrés- et puis la rive est raide ; à peine d’ailleurs ai-je quitté ma place qu’un homme y saute avec une frénésie sauvage, pelle et poêle haut la main comme des armes ; ses yeux brillent d’un éclat inquiétant comme les miens tout à l’heure : nous sommes frères !

                        Je dégouline de partout. Oh ! Maman, si tu voyais ton fils en ce moment ! Les chaussures pleines d’eau qui font « splitch, splitch.. » à chaque pas, le jean mouillé et boueux jusqu’au slip ; le pull idem et mon air un peu fou, tenant ma petite pelle et ma grosse poêle à frire. Oui, maman, tu t’inquièterais sûrement!

                        A un voisin se trouvant là je prête mes outils improvisés de chercheur d’or : ils m’encombrent maintenant, et je fais un heureux.     

                        Sur la rive, je vois des gens qui accourent de partout : le long de l’Yvette, à travers les terrains de rugby et de foot, et de l’autre côté en suivant les tennis. Il y a dans l’air un vent de folie ; tous, je le vois bien, sont en état second : la fièvre de l’or les a pris. Je me pousse et les laisse passer : je sens bien que le moment serait mal venu de leur chercher querelle ; j’aurais droit vite fait à un coup de pelle ou de poêle assassin !


 

                        Partout dans le parc, autant que je peux voir, c’est la même scène : la ruée  vers la rivière. Je remonte la Mérantaise et tout le long le spectacle est semblable. A côté du gymnase, un groupe d’une cinquantaine a envahi une propriété, renversant le grillage et escaladant le mur de pierres : ils tamisent jusqu’aux murs de la maison ! Le sens du bien privé n’existe plus. Le propriétaire est absent aujourd’hui ; tant mieux, il aurait certainement pris un coup de sang à voir ces sauvages envahir et saccager son jardin.

                        La rue Amodru et l’avenue du Gal Leclerc sont complètement bouchées : les voitures sont bloquées, sur des kilomètres sans doute, très certainement au-delà de Courcelles, peut-être jusqu’à St Remy ou encore plus loin ; le bruit des klaxons est assourdissant ; la circulation sur la 306, la route de Bures et celle de Belleville ne doit pas être meilleure. Rien de beau à voir ici ce matin : Gif devient une ville morte, fermée, bloquée, cernée, inaccessible.

                        Je file jusqu’à l’ancien lavoir ; aucune embellie là non plus mais je n’y comptais guère ; deux hommes s’y bigornent violemment, les coups portent forts- j’ai même cru voir une lame briller ; j’entends plus loin des cris de femmes qui se crêpent le chignon. La tension est partout, la violence latente explose par endroits. Je suis convaincu maintenant qu’une catastrophe s’est abattue sur Gif.

                        Je m’apprête à remonter la Mérantaise jusqu’à la côte de Belle Image quand j’aperçois le maire entouré de ses adjoints et du commandant de la gendarmerie. Il est très pâle et son regard inquiet. Il y a de quoi. Ce qui survient depuis ce matin est pire que tout ce qu’il a pu voir ou connaître : les inondations, les gens du voyage, les voitures qui brûlent de temps en temps, toutes ces difficultés des mois passés ne sont rien en comparaison de ce qui arrive aujourd’hui. Aujourd’hui, il s’agit d’une tornade, d’un tremblement de terre degré 9 sur l’échelle de Richter, d’un raz de marée dévastateur.

                      Dans ma tête défilent en un éclair les images des livres de mon enfance : les Wisigoths, les Ostrogoths et autres Vandales, les Huns, le terrible Attila, chevauchant à travers les grandes plaines, mettant sur leur passage tout à feu et à sang. 

                     Heureusement, Gif n’en est pas encore là ! Les hordes sauvages de la vallée de Chevreuse n’ont que des pelles et des poêles ! Mais tout de même, la catastrophe a bien lieu: embouteillages monstres sur les routes communales, rixes et bagarres, rapines, vols et vitrines dévalisées par les voyous venus de partout à la fête - terrains de sports piétinés transformés en labours, véhicules stationnés n’importe où ! Et le prix à payer pour cet immense gâchis!

                        Le maire a appelé le Préfet pour demander des renforts de police, mais comment ces renforts pourraient-ils arriver jusqu’ici, les routes étant impraticables? Et combien d’hommes pour enrayer cette ruée plus nombreuse de minutes en minutes ?

            Depuis ce matin j’ai le sentiment  profond de vivre des évènements extraordinaires, et j’en demeure tout excité. Mais au fil des minutes ma fièvre tombe et la vue des gens qui m’entourent- en transe, qui ne s’appartiennent plus- et des dégâts qu’ils font m’attriste et me met peu à peu en colère. Je ressens le besoin impérieux d’ordre, que tout s’arrête maintenant et redevienne comme avant : la fête doit finir. D’autant qu’il n’y a plus d’or dans la Mérantaise : Gif n’est pas la Californie et les quelques grammes transportés par la rivière d’un glissement de terrain survenu aux Fonds Fanettes et au Bois des Roches comme j’ai appris tout à l’heure, ont été trouvés depuis longtemps.

                        Je ne suis guère présentable mais je n’hésite pas : je vais voir le maire et lui propose mes services ; en ce jour exceptionnel il doit avoir grand besoin de toutes les bonnes volontés. Il me remercie sans remarquer ma tenue et me demande de me présenter aux responsables de la cellule de crise qu’il vient d’installer en mairie.

                        La rue Amodru est toujours bloquée; la plupart des véhicules sont vides, leurs occupants partis comme tant d’autres à la recherche de l’or, ou voir ce qui se passe ou pour se dégourdir les jambes.

                       Approchant de la mairie, brusquement des CRS déboulent vers moi : des dizaines et des dizaines, casqués, tout de noir vêtus, bouclier à la main comme mes Wisigoths d’autrefois ; au ceinturon, la tonfa prête à servir; la vue soudaine de ces hommes noir- acier me frôlant en silence, et le cadencement des bottes sur le sol- symboles de violence et de drames tout proches- m’impressionne et je ne peux réprimer un frisson de frayeur ni un mouvement de recul.

                        Comment, par où sont-ils arrivés? Par le chemin de Moulon ? Je n’imagine pas d’autre possibilité, vu l’encombrement des routes, ou alors les hélicos sur les bassins de Coupières et de Bures, plus rapides et plus sûrs ? D’ailleurs, il m’a semblé entendre tout à l’heure des vrombissements vers l’Ouest. Oh! J’aurais aimé les voir, ces grands oiseaux d’acier, descendre du ciel de Gif dans un bruit d’enfer, et tous ces hommes casqués tout noirs sauter dehors, courbés pour éviter le souffle et les pales ! Quel beau spectacle se devait être !

                        Je me demande aussi comment le maire a pu obtenir du Préfet qu’il les envoie si rapidement? Quels arguments il a pu faire valoir pour faire engager une force de police d’une telle importance : menace à l’ordre public ? Violence sur la voie publique ? Tous les arguments en « ic » ou « ique » possibles certainement. Quoiqu’il en soit, le préfet a compris l’urgence et la gravité de la situation ; car aujourd’hui si Gif – à cause de son or- est touchée, toutes les communes proches, jusqu’à Rambouillet, Palaiseau, les Ulis, le sont aussi et puis la 306 et la 118 ; demain, qu’en sera-t-il? Et après-demain ? Il faut sans délai couper l’herbe sous le pied à cette mauvaise affaire ; prendre d’urgence les mesures nécessaires. Eh bien voilà, c’est fait!

                       Les CRS sont là et c’est tant mieux ! J’éprouve soudain à leur égard une sympathie que je ne me connaissais pas. Les voyant ainsi prêts à l’action, je me dis : « tant pis, ils attendront un peu en mairie- excusez- moi monsieur le maire »- et je les suis ; des petits groupes filent vers St Remi et rue Vatonne, d’autres le long de la rue Amodru et vers l’avenue du Gal Leclerc ; y en a–t-il déjà rue Dautry et à Courcelles ? J’emboîte le pas au gros du peloton qui se dirige à petite course vers le parc et vers la Mérantaise ; d’autres nombreux sont déjà sur place, venus par Coupières ou la gare sans doute : au jugé, ils sont 300; j’aperçois quelques gradés donnant des ordres par mégaphones: interdire l’accès à la rivière.

                        Les CRS s’y emploient aussitôt, tentant de stopper un par un les gens dans leur course vers l’eau ; mais la mission est difficile, les espaces sont grands, eux trop peu nombreux, si bien que beaucoup leur glissent dans les doigts comme anguilles ; et ceux pris, à peine l’attention relâchée, s’échappent et filent derechef vers la rivière ! 1 CRS pour 1 aventurier fiévreux à la recherche de l’or, la stratégie n’est pas bonne! 

                         Alors très vite suivant les ordres des officiers les policiers en adoptent une nouvelle : immobiles côte à côte le long de la rivière ils dressent une barrière continue de leur corps en un rempart infranchissable; aussitôt mise en place cette chaîne humaine noir- acier soudainement dressée s’avère efficace : « on ne passe plus ! » ; personne ne tente ni n’ose la franchir car elle impressionne et fait peur et s’ils paraissent enfants sages à se tenir la main ainsi, chacun devine ou peut voir que ces flics casqués, bouclier et tonfa à la main, peuvent ne plus l’être; sans équivoque ils le montrent à tous ceux qui essayent : aie, la matraque !

          Du côté des tennis, le bouclage de la zone est rendu plus facile : les grillages des courts font obstacle, quelques hommes ici suffisent.

          Le long de la Mérantaise, j’en vois une trentaine sauter dans l’eau comme moi tout à l’heure : visière baissée, chacun sa matraque à la main déterminé à s’en servir s’il faut ; vraiment ils n’ont pas l’air gentil. La moitié vers l’amont et l’autre vers l’aval, lentement mais sans ménagement, brutalement parfois, un à un ils font sortir les chercheurs d’or de l’eau, repoussant ceux se tenant sur les rives. Les protestataires qui n’obtempèrent pas sur le champ et lèvent leur pelle ou leur poêle un peu haut reçoivent illico de rudes coups ; les CRS ont appris où frapper ; oh, ça fait mal ! Les velléités belliqueuses sont noyées dans l’eau de la Mérantaise ! La plupart calmés s’exécutent aussitôt, mais quelques irréductibles s’insurgent furieux de recevoir des coups- ils ne font rien de mal après tout en cherchant l’or de la rivière- furieux d’être chassés, furieux de perdre leur rêve et leur espoir ; et sans doute plus d’un a des comptes à régler avec la gente policière. Alors les pelles et les poêles deviennent armes : massues et gourdins pour taper sur les flics : « Saloperie de flic ! », « Tiens, prend ça sur la gueule, tu m’en diras des nouvelles !» sont les amabilités et les coups qui s’échangent; des ustensiles sifflent dans les airs vers les têtes casquées ; plusieurs ramassent des pierres.

            Les CRS ne font pas les fiers : ils se savent peu nombreux face à la foule hostile qui menace; après tout, l’Yvette est proche et vite ils pourraient s’y trouver balancés à tenir compagnie aux canards ! Cependant, avec ténacité, ils parviennent peu à peu à bouter hors de la rivière et repousser tout le monde au delà du cordon de police.

           Dans le même temps, les gradés haranguent la foule avec leur mégaphone : « Il n’y a plus d’or dans la Mérantaise, il n’y a plus d’or, c’est fini, rentrez chez vous ! » « Il n’y a plus d’or, rentrez chez vous !». Mais les chefs ont beau chanter leur chanson, personne ne les croie ni ne bouge d’un pouce ; comment d’ailleurs pourraient-ils être crus ? Pour chacun, le temps de renoncer à ses rêves d’or n’est pas encore venu.

                        Le maire arrivant sur les lieux lance le même message : « Je suis le maire, il n’y a plus d’or dans la Mérantaise, c’est fini, rentrez chez vous ! ». Sans plus de réussite, lui aussi recommence, et recommence encore : « Je suis le maire, croyez-moi, il n’y a plus d’or dans la Mérantaise, rentrez chez vous ! ».

                        Mais nul n’est convaincu : « J’en ai rien à foutre du maire ! », « Ils nous prennent pour des cons ! » « Ils veulent tout l’or pour eux, oui! » et la tension reste forte : à quelques mètres seulement des boucliers des CRS casqués, la foule se tient immobile et fiévreuse,  prête à s’élancer à l’assaut de la rivière malgré les coups.

                        La vision de ces masses d’hommes figées face à face, l’une brillante harnachée de cuir et d’acier, l’autre disparate et crottée, boueuse, humide, avec en main des objets dérisoires, est vraiment fantastique : un film surréaliste étonnant se tourne là devant moi, sans caméra ni scénario établi à l’avance et sans metteur en scène. Oh ! Combien je regrette de n’avoir pas mon appareil photo! Mais aussi comment prévoir ? Comment imaginer cette folle journée, l’or dans la Mérantaise, les CRS, ce face à face homérique sur la pelouse du stade? Ma boule de cristal ne m’a rien révélé ce matin au réveil ! Quelles photos choc pourtant à prendre ! Et à vendre ! Cédées à Paris Match, je ferais une fortune ! De quoi m’offrir un voyage 5 étoiles dans les îles !

                        Le face à face dure longtemps et semble interminable, interrompu par de rares tentatives de percée de quelques individus plus échauffés et hardis que les autres : sans succès, les flics tiennent bon et les matraques remettent promptement les intrépides en place ! C’est qu’ils sont habitués et entraînés, nos CRS ; ils en ont vu ailleurs de plus violents : boulons, cocktails Molotov, barres de fer… ; les chercheurs d’or de la Mérantaise pour eux sont des gentils!

                       Pendant ce temps, sans se lasser le maire et les gradés continuent d’adresser leur message : « Il n’y a plus d’or dans la Mérantaise, rentrez chez vous ! ».

                        Alors petit à petit, un changement lent survient ; la tension tombe, un mouvement en demi-tour s’amorce, à cause aussi du froid et de la fatigue qui gagnent. Certains n’ont rien mangé, ventre creux depuis l’aube, n’ayant pensé qu’à l’or !

                        Le message inlassablement répété finit par entrer dans les têtes ; c’est vrai que peu d’entre eux ont trouvé l’or, et les heureux élus n’ont trouvé qu’une misère, pas même de quoi payer l’essence : « Il n’y a plus d’or dans la Mérantaise, c’est fini, rentrez chez vous ! »

                        Il n’y a plus d’or, voilà, il faut rentrer.

                        Je vois les premiers qui repartent, la mine triste, tête basse, le dos courbé : une fatigue intense et une immense déception remplacent l’enthousiasme et l’excitation du matin. Adieu, veau, vache, cochon, couvée !

                        Voilà, c’est fini. Tout le monde s’en va maintenant, chacun s’en retourne chez soi. Un vaste mouvement de foule vide le parc, comme à la fin d’un match au Parc, mais plus lent, sans la joie et l’excitation habituelles; sans la colère aussi : nos chercheurs abattus sont sonnés ; leur beau rêve s’en est allé au fil de l’eau de la Mérantaise.

                        Campés devant la rivière, les CRS n’ont pas bougé malgré le reflux qui s’engage ; ils respirent toutefois plus à l’aise, leurs muscles se relâchent et quelques plaisanteries fusent. Pourtant rien n’est fini pour eux, bientôt une partie ira dégager les routes et régler le trafic.

                        J’aperçois le maire tout proche: lui aussi se sent mieux, son visage le dit ; à un moment, il sourit, mais déjà il doit faire le bilan : cher, très cher pour la commune ! Cette nuit, il dormira comme un sonneur ou fera d’horribles cauchemars.

                        La rive, les terrains du parc, et sans doute partout  dans Gif où la foule est passée, sont jonchés de papiers, de bouteilles, de détritus de toutes sortes et même de pelles et poêles abandonnées ; des branches cassées, des jeunes arbres piétinés, des barrières et des haies éventrées, il y a même des traces de pneus sur les pelouses de rugby et de foot : des voitures ont roulé jusque là, malgré toutes les interdictions et les obstacles. Ce n’est pas beau à voir!

                        Le parc est bientôt presque vide ; chacun a rejoint sa voiture ou s’en est retourné à pied. Rentrer chez soi, retrouver au plus vite sa vie tranquille sans histoire, voilà ce qui importe maintenant ; pourtant beaucoup n’y seront pas de sitôt. Les routes sont bloquées, il leur faudra des heures avant d’arriver à bon port. Pour les plus malchanceux, la nuit sera blanche. Ah ! Les chercheurs d’or de Gif se souviendront longtemps de cette journée !

 

                        Moi aussi, je décide de rentrer.

                        Je m’en retourne doucement, je suis complètement à plat. Ce n’est pas tous les jours qu’un événement pareil survient ni que je cherche de l’or. Je reviendrai tout à l’heure donner le coup de main promis à l’équipe de mairie, mais maintenant j’ai besoin de souffler un bon coup.

                        Et puis, il faut que je mette mon trésor en sûreté. Je ne l’ai pas oublié une seconde pendant toutes ces heures, gardant toujours une main sur ma poche de peur que je le perde.

                        Je sens qu’elle me brûle, cette poche, j’ai hâte d’en sortir son précieux contenu ; alors j’accélère le pas, je suis soudain pressé ; vers la fin je cours presque ; j’essaye d’ouvrir ma porte avec la clef, j’ai oublié qu’elle n’est pas verrouillée, et puis là, sur la table de cuisine, tout doucement, délicatement, je déplie ma feuille de papier protégeant mon trésor.

                        Elle est là, elle brille, ma poussière d’or. Oh ! Quelle est belle ! Elle est magnifique ! C’est mon or, l’or de la Mérantaise, c’est moi qui l’ai trouvé, j’ai trouvé de l’or !

                        Je n’arrive pas à en détacher mon regard.

                        Je la regarde de tous côtés, je l’ausculte, je la palpe, je l’admire, j’en suis totalement amoureux. A un moment, je vais chercher ma loupe pour mieux la voir ; c’est qu’elle n’est pas bien grosse ma pépite ; le serait-elle d’ailleurs que je n’en aurais pas plus de joie : sa valeur en argent n’a aucune importance. J’ai trouvé de l’or, voilà tout, c’est ce qui compte, comme si j’avais conquis l’Everest ou trouvé un inestimable trésor ; ma pépite d’or m’éblouit et me réchauffe comme un soleil.

                        Bien vite, je sais comment je vais m’y prendre pour en jouir tout le temps : une inclusion, voilà ce qu’il faut faire, oui, c’est la meilleure idée ; la pépite bien au centre, pareille à une étoile, ou à la pointe d’une petite pyramide ; je verrai avec l’artisan ce qui convient le mieux ; et puis je ferai graver sur le socle: « Or de la Mérantaise 27 avril 2002 ». Et tant pis si ça coûte, mon or vaut bien une dépense.

                         Je la mettrai dans mon salon, en évidence. Ainsi chaque fois en voyant ma petite pépite d’or briller dans son écrin, je sais que j’éprouverai à nouveau la même joie et le même bonheur, revivant totalement le film de cette folle journée :

  « L’or de la Mérantaise ».