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2011 03 Jour de fêtePar Marc RuganiJour de fête Moi, j’aime mon métier. Il y en a tant qui exècrent le leur, trainant les pieds en se levant, déprimés à la pensée de la journée qui commence, du travail qui les attend ou des chefs qu’ils n’aiment pas ou qu’ils craignent, et dont ils devront supporter la présence, la surveillance, les observations et parfois les critiques jusqu’au soir lorsque les portes du bureau, de l’usine, de l’atelier ou du chantier fermeront. Ce n’est pas mon cas. Le matin, je suis enthousiaste, heureux à la perspective des heures à venir. Je chante, je sifflote en me rasant, le petit déjeuner est une fête. Lorsque ma belle Marie- ma femme- me rejoint dans les odeurs de café noir, c’est le bonheur. J’enfile ma tenue avec plaisir. Je suis flic. J’en suis fier.
Voilà cinq ans maintenant que je suis dans le métier. C’est une vocation ; tout petit, à peine entré en Cours Préparatoire, je savais ce que je voulais faire plus tard. Combien de fois ai-je dit à ma maîtresse, à mes copains de classe : « Moi, quand je serai grand, je serai policier ! » Et plus tard au collège et au lycée, sans crainte d’affronter les moqueries ! Beaucoup de jeunes garçons rêvent la même chose- les autres veulent devenir cosmonautes, aviateurs ou pilotes de course- mais très vite leur envie passe, ils pensent à autres choses, ou à rien ! Moi, non. Mon désir n’a jamais faibli, ni changé : flic je voulais être. Et flic je suis devenu. Je me suis interrogé souvent- comme je le fais encore parfois- sur les raisons qui m’ont poussé vers ce métier. Mon père n’a pas prêché d’exemple- il était artisan couvreur- ni davantage ma mère, en charge de la maison et de la famille. J’ai cherché dans mes souvenirs des livres, des films, des bandes dessinées qui auraient pu m’influencer. J’ai mis dans la balance mon éducation, élevé dans la religion, les principes moraux, la connaissance du bien et du mal, le respect d’autrui. J’ai convenu que tout ceci avait dû jouer un rôle, mais que bien d’autres petits garçons de mon âge avaient vu les mêmes films, les mêmes BD, avaient reçu une éducation semblable sans vouloir pour autant devenir policier ; alors ? Je n’ai pas trouvé la réponse à ma question, mais finalement est-ce important ? Ce qui l’est, c’est que j’aime mon métier et sois heureux de l’accomplir.
Au bout de mes cinq ans de service, je ne ressens aucune usure, aucune lassitude, bien au contraire : la passion a grandi, chaque jour plus forte. Faire régner l’ordre et respecter la loi pour que la société tourne bien est un comportement naturel chez moi ; comme l’est celui de venir en aide aux faibles et aux opprimés en m’opposant aux voyous, aux hors la loi, aux méchants, à ceux pour qui la violence et la force priment, et en mettant hors d’état de nuire les voleurs, les violeurs, les détraqués sexuels, les criminels, les automobilistes qui sous l’effet de l’alcool ou de la drogue, mettent la vie des autres en danger …. tous ceux qui ne respectent rien ni personne… Il y en a tant ! Je me sens un peu comme un rempart, une digue protégeant la population des tempêtes et menaces extérieures, ou comme un chevalier de l’Ancien Temps, chargé de mission ! Et mon uniforme est comme un signe d’engagement ! Ridicule ? Risible ? Rigidité mentale ? Rêves ? Bataille perdue d’avance ? Nombreux sont ceux qui -enfermés dans leur monde égoïste et leurs intérêts- pensent ainsi de ma profession, sans comprendre la passion qui m’anime. Mon caractère altruiste en serait-il la raison ? Bref, je suis flic, et je ne me vois pas être autre chose.
La peur ? Pas vraiment. Je ne la connais pas, pour ainsi dire. J’étonne chaque fois la famille, les amis qui m’interrogent à ce propos, le doute se lit dans leur regard, ils pensent forfanterie et galéjade de ma part, mais c’est la vérité pourtant. Est-ce d’être titulaire d’une ceinture noire 3ème dan de karaté et d’une autre 2ème dan de tae kwon do, d’entretenir mes acquis 2 à 3 fois par semaine aux dojos de la police et du club local, et d’avoir pratiqué le rugby, sport de contact où l’on reçoit parfois et rend des coups, qui me donnent assurance et sérénité ? Je ne suis pas violent, je suis d’un caractère calme, posé et pacifiste, je ne m’emporte jamais. Non, je n’ai pas peur. Et lorsque avec les collègues nous nous enfonçons dans les quartiers sensibles, et que des bandes de jeunes lors des contrôles nous entourent, haine visible, menace latente, non je n’ai pas peur. Ce n’est pas de ma part méconnaissance du danger, mais ce danger ne m’effraie pas. Beaucoup de mes collègues au fil des ans se crispent : les coups physiques et les injures reçus, et chaque jour la haine du citoyen, sa crainte ou son mépris à supporter laissent des traces ; insidieusement en eux la peur et la violence diffusent; moi pas. Je suis un peu comme un bateau dans le gros temps, qui suit sa route sans roulis ni tangage, dont la coque reste vierge d’algues et de coquillages, et sur laquelle la rouille n’a pas de prise. Je suis bien dans ma peau de flic.
Il y a trois jours, avec mes équipiers et une centaine de CRS- j’ai participé à une opération « coup de poing » dans un quartier chaud de la ville. Quartier gangrené par les petits gangs, les jeunes voyous, les malfrats en tous genres, organisant le racket et les trafics, drogue en tête, y compris celui des filles. Du banditisme à petite échelle, amené à grandir et prospérer si rien n’est fait. Les jeunes ? Des sans éducation, sachant à peine lire et écrire, ayant rompu très tôt avec l’école, sans morale, sans foi ni loi- sauf les leurs et celles de leurs grands frères, voyous eux-mêmes. Les parents ? Démissionnaires depuis longtemps ! Et complices parfois ! La seule autorité que tous ceux-là connaissent, c’est la force et la violence, les leurs… et celles des flics ! L’opération fut bien menée : quartier cerné tôt le matin et ratissé très soigneusement, personne ne put échapper aux contrôles. De la dizaine d’individus appréhendés, cinq sont depuis sous les verrous. La justice va maintenant faire son oeuvre, mais ces cinq là devraient y demeurer un bon moment : ce sont de vrais méchants. Je connaissais bien le terrain, ayant vécu mes jeunes années dans le quartier. Les coins, les recoins, les « passages secrets », les caves, les repères n’avaient aucun secret pour moi. Pareil pour les indiens locaux : les marginaux, les déjantés, les caïds ou ceux qui allaient tourner mal, engagés sur le mauvais chemin, de toutes couleurs : blacks, beurs, blancs ou asiatiques, j’avais pour tous en tête leur portrait, leur nom, leur famille. Le rapport que j’en fis à mes chefs fut aussi précieux que l’or. Ainsi bien informés, les groupes d’intervention purent agir efficacement, tendre un filet hermétique et faire bonne pêche. Mes chefs ont apprécié. « Bravo » m’ont-ils dit, eux si avares d’encouragements. Ils m’ont félicité pour mes renseignements, et mon action lors de l’opération : j’ai été de ceux qui ont mis la main sur le chef de la bande et son second. Je le connaissais, ses parents et son frère cadet aussi ; nous avions grandi ensemble dans le même carré d’immeubles, avions fréquenté la même école et le même collège, mais ensuite….nous étions devenus l’un pour l’autre, lui un adversaire à combattre, moi un ennemi. Le cadet avait d’ailleurs viré pire que l’aîné, mais hors de la zone ce matin là il avait échappé à la rafle. Je l’avais aperçu en fin d’opération, très à l’écart dissimulé au fond d’une encoignure, suivant les évènements et son frère menotté emporté en fourgon : lorsque nos regards se sont croisés, j’ai deviné le sien empli de haine ; et j’ai bien vu son signe de la main: le pouce vers le bas. Je n’ai pas éprouvé de plaisir particulier à l’arrêter, juste celui du travail réussi ; pas de plaisir sadique, ni de revanche, rien de cela, seulement la satisfaction du travail accompli, et d’avoir contribué à une victoire du bien sur le mal.
C’était il y a trois jours. Aujourd’hui est un autre jour et ce soir c’est la fête de ma femme- ma belle Marie. Je l’aime tant. Si jolie, si douce, si aimante. Elle m’aime autant que je l’aime, et notre amour embellit chaque jour. Et depuis la naissance de notre petite Laura, il y a maintenant 2 ans, mon bonheur- notre bonheur- est à son comble. Mon amour m’habite presque chaque instant : même au travail, je pense à elles. C’est ainsi. J’ai acheté un gros bouquet de fleurs. Ce matin, devant le bol de café noir, j’ai murmuré à ma Marie amoureusement au creux de l’oreille : « bonne fête, Marie », et au bureau, avant de partir pour la ronde habituelle, j’ai recommencé au téléphone. Ce soir, la vaisselle des grands jours étincellera sur la nappe blanche brodée de fleurs, Marie avec son beau sourire malicieusement me demandera : « Devine, mon chéri ? » en apportant les plats surprise préparés au long du jour, peut-être même la veille, par elle avec grand soin, et une vieille bouteille millésimée ; de sa chaise haute Laura nous adressera ses sourires et ses babils, jusqu’à ce que le sommeil l’emporte dans ses songes et rêves d’enfant. Les fleurs sont des marguerites blanches, des tulipes rouges et des glaïeuls : les fleurs préférées de Marie. J’ai téléphoné que je rentrerai un peu plus tard, retenu par une intervention. Elles m’attendront sans impatience, avec la joie au cœur.
Il est vingt heures pile. Je quitte le commissariat, où j’ai laissé mon arme, comme chaque fois en fin de service. J’ai téléphoné à Marie que je suis en chemin ; un message court : « Marie, j’arrive ; je t’aime ». Il n’est pas tard, mais la nuit est déjà là. Métro : il y a du monde, les gens se serrent, 20h est encore heure de pointe. La lassitude se lit sur les visages, chacun voudrait être déjà chez soi : bureau, usine, chantier, cela suffit pour aujourd’hui. Je protège mon bouquet autant que je peux. Deux changements, puis plongée dans les rues. J’habite un quartier calme, des immeubles bien tenus. Ce n’est pas un quartier de voyous. Des lumières brillent aux fenêtres, c’est l’heure du dîner, j’aperçois des ombres mouvantes dans les cuisines d’où s’échappent des odeurs agréables, les télévisions sont en marche dans les salons : la fin des infos de 20h sûrement. Je me sens bien, la journée a été bonne. Je rentre sans hâte heureux de retrouver les miens. Encore une centaine de mètres, puis je serrerai dans mes bras ma Marie et ma puce, mon bébé, Laura. Oh, comme j’ai de la chance de connaître un tel bonheur ! Encore quelques dizaines de mètres, le point sombre où l’éclairage est défaillant- le syndic et la mairie ont décidé d’agir dans les prochaines semaines- et la cage d’escalier. Soudain, mon attention se fixe, mon corps se tend ; sens en alerte, mon cœur a quelques battements de plus Des silhouettes s’agitent silencieusement dans l’ombre : trois, non : quatre. Toutes habillées de noir, accompagnées parfois d’éclairs d’acier. Je tressaille : j’ai compris à la seconde même. Et je connais le scénario. Pour ce guet-apens, ils sont quatre, chacun à visage découvert, sans cagoule, sûrs de leur victoire et de leur impunité, me sachant seul sans arme ; ils veulent donner la mort ce soir, vite, sans bruit et sans témoin ; et me faire savoir qui me la donne. S’avançant légèrement, battant sa main de sa barre de fer comme un message funeste, l’un deux rompt le silence, crachant sa haine: « Pour mon frère, ce soir, ordure, ça va être ta fête ! »
Oh, ma Marie, comme je t’aime ! Oh, ma Laura, ma toute petite, si tu savais comme ton papa t’aime aussi ! Non ! Je ne vous quitterai pas ce soir ! Non, ce soir ne sera pas notre dernier soir ! Non ! Ces chiens ne me tueront pas! Non, Marie, tu ne seras pas veuve le jour de ta fête! Aucun pleur ne ternira ton joli visage ni ton gracieux sourire ! Non, ton cœur ne se fendra pas de désespoir en me voyant mort sous nos fenêtres! Non, tu n’apporteras pas chaque année des fleurs sur ma tombe dans ta robe de deuil ! Non, Marie, non ! Et ton époux ne sera pas voué à survivre en chaise roulante, épave impuissante et tête défaite, jusqu’à sa fin ! Et toi, Laura, ton papa ne mourra pas ce soir ! Tu le verras demain, et après-demain, et tous les autres jours, il te prendra encore dans ses bras, et t’embrassera mille fois, comme hier ! Il te verra grandir, sourire encore, heureuse ! Oh, oui, nous jouerons encore ensemble ! Oh, oui, ensemble nous irons à l’école, main dans la main, puis reviendrai te chercher, tu me montreras tes cahiers, tu parleras de ta maîtresse, de tes gentils amis de classe. Plus grande tu seras fière de me montrer tes jolies robes, et comme tu seras belle ! Je n’ai pas peur. Non, ces chacals ne me tueront pas ce soir ! Ce sont eux qui vont souffrir, mourir peut-être C’est sûr : ce soir sera leur fête ! |