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2011 02 Joyeux NoelPar Marie Line MussetJoyeux Noël
- Non pas là, un peu plus bas. Oui, c’est ça, comme ça.
Paulette Debecker s’exécuta mollement. Elle fixa sans conviction l’étoile lumineuse au sommet du sapin. Tous les ans, elle avait le vertige et la tremblote en effectuant cette ultime opération. Maurice était à présent trop lourd pour l’échelle, alors elle se résignait à effectuer cette acrobatie sous la dictature éclairée de son mari.
- Nom de Dieu ! Tu l’as accrochée de travers, faut t’le dire comment ! Ma pauvre fille t’as vraiment pas le compas dans l’œil !
Paulette était remontée sans piper mot, et d’un petit mouvement giratoire avait donné l’équilibre parfait à la décoration. Avec le vent, elle devrait remonter tous les soirs jusqu’à la Noël. Maurice ne rigolait pas, c’était un perfectionniste de l’illumination. C’était son dada, sa raison de vivre depuis plus de vingt ans.
- Bon, bah qu’est-ce que t’attends ! Tu peux descendre, on va attaquer la gouttière.
Il faisait un froid de canard, Paulette avait la goutte au nez et les doigts gourds. Tout ce cirque, ce n’était plus trop de son âge. Les rhumatismes avaient eu raison de sa souplesse. Lui restait là en bas, comme un général dirigeant ses armées. Il était à l’abri de ce vent qui la glaçait jusqu’aux os. Confortablement installé sur la toile bayadère du pliant qui servait à regarder le Tour de France à la belle saison, il pointait du doigt l’alignement approximatif des ampoules sur la gouttière. Une blanche, une rouge, une blanche, une rouge. Enfin, si tout allait bien… Pour l’instant on n’avait pas envoyé le jus alors on ne pouvait pas encore juger de l’effet. Le compte à rebours avait commencé. Maurice se mettait la pression pire qu’avant un lancement de fusée à Cap Canaveral. Plus que deux jours avant l’embrasement de la répétition générale.
Les pensées de Paulette vagabondèrent pendant un instant et s’envolèrent avec la petite fumée qui s’échappait de sa bouche. Elle se souvenait à présent de cet achat qui avait transformé la joyeuse période de l’avent en un douloureux cauchemar. Maintenant, il y avait l’avant et l’après. Deux mois pour installer, et autant pour démonter et tout ranger dans les cartons soigneusement étiquetés jusqu’à l’année suivante.
- Faut te le dire en chinois ou quoi ! C’est pas droit !
Les chinois, enfin l’Asie tout entière, étaient en partie responsables de la tyrannie de Maurice. Avant le fluorescent, le phosphorescent, le clignotant, on se contentait des santons peints à la main. C’était un souvenir de leur voyage de noces sur la Côte d’Azur, elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Noël était alors un jour de fête chaleureux, et les décorations ne franchissaient pas le seuil de la maison. Oui, un jour de fête. Même si on n’avait pas de petit à gâter.
Leur union était restée stérile, pourtant ce n’était pas faute d’avoir tout essayé. Mais son corps refusait la semence de Maurice, son ventre ne lui avait jamais offert de nid assez douillet pour s’épanouir. Pendant que Maurice enflait comme la grenouille de la fable de La Fontaine, elle se desséchait, elle était devenue brindille prête à s’envoler du haut de son échelle. Un petit phasme ridicule qui se fondait dans le décor.
- A gauche, oui là on dirait que l’ampoule est cassée ? T’as mis tes yeux ou pas ?
Elle se pencha délicatement, presque à l’oblique. Dévissa l’ampoule défectueuse et la remplaça. Poche droite rouge, poche gauche blanche.
- T’as bien mis la bonne couleur, fais pas comme l’année dernière.
Sacré vent, parfois elle le bénissait car il était une excuse providentielle pour ne pas répondre. La nuit tombait, demain serait un autre jour, elle était épuisée.
- Qu’est-ce que tu fous ! on n’a pas fini ! - On verra demain pour la suite, j’y vois plus clair et j’ai froid. - T’es qu’une petite nature, on est en retard sur le planning ! - Le planning de quoi, Noël c’est d’abord un jour de fête. J’suis fatiguée Maurice. L’année prochaine faudra que tu trouves quelqu’un d’autre pour faire tout ça, moi c’est la dernière fois.
C’était dit. Plutôt bien dit. Mais cela ne fut pas au goût de Maurice.
- C’est c’qu’on verra, il a répondu.
C’est tout vu, s’était-elle surprise à penser pour la première fois. Comme si la graine d’une sourde révolte venait de germer. Assurément, cette graine là avait trouvé sa place pour pousser.
Ce Noël, elle le voyait différent. Son surplus d’amour, elle le distribuait avec les cadeaux d’une association caritative qui améliorait le quotidien de familles déshéritées. Un repas de fête leur serait offert, elle ferait partie des bénévoles. Elle aimait ces enfants, ces gens généreux qui le lui rendaient bien. Comme d’habitude, Maurice passerait son réveillon à guetter les voitures qui ralentiraient pour admirer son œuvre époustouflante. Il se considérait comme le Facteur Cheval de l’ampoule électrique. Elle ne lui avait pas encore annoncé qu’il passerait son 24 décembre tout seul, elle avait encore une semaine pour le faire. Elle redoutait ce moment.
La soupe était servie dans les assiettes creuses. Ils s’attablaient face à face. Seul le bruit des couverts cognant la faïence rythmait les commentaires du présentateur du journal télé. Ils n’étaient plus que deux passe-murailles à la routine terne et désespérante. La vapeur odorante et réconfortante du potage fit à nouveau s’évaporer les idées de Paulette. Elle n’entendait plus que l’écho lointain du bruit de succion disproportionné qu’émettait Maurice en aspirant sa cuillère.
Oui, c’est ça, le premier, c’était un Père Noël sur son traineau avec des rennes, elle ne savait plus combien deux ou quatre, enfin ça marchait par paire ces animaux là. Le supermarché faisait la promo de ces merveilles venant de Chine et ne consommant pas plus qu’une ampoule 100 watts.
- On pourrait le mettre au-dessus de la porte, ça ferait un peu de gaité à l’entrée du village, comme qui dirait ça donnerait le sentiment d’être accueilli.
- Si ça peut te faire plaisir, elle avait répondu.
C’était l’année de sa ménopause précoce, son allergie aux poils d’animaux rendant tout espoir de substitut canin ou félin possible, ce Père-Noël lumineux lui sembla être une concession acceptable, une piètre consolation pour Maurice. Ce fut le début d’un engrenage fatal.
L’année suivante, il fit l’acquisition de feuilles de houx géantes avec en lettres dorées un Merry Christmas dont Paulette tarda à comprendre le sens. La même année, pendant les soldes estivales il acheta vingt cinq mètres de guirlandes du 14 juillet. Il ferait disparaître le bleu, en repenserait totalement la configuration et l’alternance des ampoules. D’années en année la production asiatique innovant, le stock de Maurice s’étoffa. Il décida que la voiture dormirait dehors, ainsi les guirlandes seraient à leur aise et au sec. Il classait ses articles par thèmes, il respectait une chronologie qui échappait totalement à Paulette. Comme un entomologiste féru, il écrivait avec application des étiquettes codifiées avec un marqueur dont l’odeur indisposait sa femme. Les mécanismes de clignotements étaient de plus en plus perfectionnés et miniaturisés. On pouvait choisir la vitesse de la propagation de la lumière et donc ménager des effets qui feraient certainement l’admiration de tous les voisins, même si le premier habitait à huit cents mètres.
Après une dizaine d’années des folies éclairantes des Debecker, le voisin le plus proche, René Mouillard décida de partir chaque année pour les Antilles au moment des fêtes. Il fuyait ainsi l’animation saccadée des guirlandes de Maurice qui donnaient à ses nuits d’hiver l’ambiance d’un night club. Il avait l’impression de s’endormir sous une boule à facettes. Près des tropiques au moins, la lumière était stable et la chaleur délicieuse pour ses lombaires fatiguées. Mais tout le monde ne partageait pas l’avis de René, le maire du village s’enorgueillissait chaque année de cette animation inespérée qui ne lui coûtait pas un centime. Il alerta la presse locale qui fit l’éloge du sens artistique de Maurice. Ce dernier posa fièrement sur la photo qui illustrait l’article, son Père-Noël sur les genoux. Pour un meilleur rendu, le reporter avait attendu la tombée de la nuit, on avait installé « L’illuminé éclairé » devant le sapin et branché les rennes avec la rallonge de la tondeuse. Paulette lui trouva un air étrange, son visage rubicond éclairé par cette myriade de minuscules loupiotes.
- Tu manges pas, ça va être froid. Les yeux dans l’bouillon c’est pas bon. Paulette, j’te cause.
Mais Paulette était ailleurs.
Ce fut l’effet boule de neige, la télévision régionale vint le filmer. Il était si fier de montrer sa fabuleuse installation. On venait de toute la France entre le 20 décembre et le 3 janvier pour admirer sa maison. Il reçut la médaille de la Région et tomba la même année dans la vente par correspondance. Paulette restait la petite main ignorée, collaboratrice hors pair de l’éclairage, devenue par la force des choses spécialiste des voltages et boites de dérivation. Elle ne haussait jamais le ton en recevant la facture d’électricité, soulignant juste avec humour que l’EDF devrait lui faire un tarif spécial comme il s’était mis en tête de faire de l’ombre à la Tour Eiffel. Elle ne protestait pas en classant les factures dispendieuses de Maurice dans la chemise « Matériel de Noël ». Elle n’avait rien dit non plus lors de son voyage pour participer à un concours européen d’illuminés. Il avait été coiffé sur le poteau par un belge communiste qui ne jurait que par le rouge, sa chute du Kremlin fut flamboyante. Maurice rentra dépité malgré une réinterprétation honorable de la prise de la Bastille. Cela lui aigrit le caractère. Ce voyage sonna le glas de sa carrière internationale. Il mettrait le paquet à Noël, un point c’est tout.
- Je ne serai pas là le 24, annonça Paulette, l’association a besoin de moi.
Maurice s’étrangla entre la poire et le fromage.
- Mais je te ferai ton manger avant de partir, tu n’auras qu’à réchauffer. - Pas question. - Je t’installerai le fauteuil comme tous les ans devant la fenêtre, tu ne rateras pas les voitures. - Pas question. - Tu me diras ce que tu veux pour ton menu.
Paulette se leva, débarrassa la table en silence pendant que Maurice jurait les cent mille bon dieu, son double menton tremblait de colère.
- A demain.
Voilà c’était fait. Sans appel. Inutile de le dire, ça ne passerait pas comme une lettre à la poste. Il avait le temps de digérer la nouvelle. Ils faisaient lit à part depuis que leurs corps ne ressentaient plus la nécessité de s’imbriquer, c'est-à-dire depuis un bon bout de temps. Ils se tournaient le dos pour s’endormir dans des lits séparés. La bataille était parfois rude pour la maîtrise de l’interrupteur de la lampe de chevet commune. Une pièce supplémentaire leur eût épargné l’écho de leurs ronflements. Mais « Noël » avait envahi la chambre d’amis après le garage.
Pendant les jours qui suivirent, Maurice fut odieux. Le 20 décembre au soir, la générale fut concluante, la maison des Debecker éclairait à des kilomètres à la ronde. Le lendemain plusieurs flashes crépitèrent sous leurs fenêtres, certains devaient avoir le sens du détail, comme ceux qui filment les buffets pendant les croisières. Paulette changea les dernières ampoules, s’assura que tous les branchements étaient opérationnels. Le vent avait tourné à l’ouest et ramenait des nuages gonflés d’une intense humidité qui réveillait ses douleurs.
L’après-midi du 24 décembre, Maurice resta plongé dans ses catalogues projetant pour l’année suivante un dispositif de commande à distance. Paulette lui avait préparé un menu de fête : coquille Saint-Jacques à la Bretonne, pigeonneau aux raisins qu’elle avait pris soin d’envelopper dans du papier alu afin d’éviter un desséchement fatal, et une mini omelette norvégienne achetée le matin même à la pâtisserie de Madame Labbé. Elle avait comme promis dressé une petite table joliment décorée près de la fenêtre. Il aurait ainsi une vue imprenable sur la route, sur les gens qui s’arrêteraient faire « La » photo sur le chemin des réjouissances familiales. Une quiétude bienfaisante baignait la maison toute entière, Paulette avait soigneusement disposé le petit Jésus dans la crèche. Pour une fois elle raterait la messe de minuit. Elle avait besoin de regards chaleureux, de rires d’enfants, pas de bénis oui-oui hypocrites qui se confessaient une fois l’an. Maurice ne lui adressa pas la parole lorsqu’elle enfila son manteau pour rejoindre la salle polyvalente ou serait servi le repas de l’association. Elle l’avait trahi, et manquerait l’apothéose du réveillon : une petite surprise lumineuse dont il gardait l’exclusivité jusqu’au dernier instant.
La grande salle était parée pour ce jour de partage. Au pied d’un énorme sapin magnifiquement décoré attendaient des cadeaux scintillants et multicolores. Le Père-Noël sans nul doute serait passé plus tôt ici. Il y avait toujours des dérogations plus ou moins embarrassantes pour ce genre d’occasion, comme pour les arbres de Noël des grandes entreprises qui avaient tous lieu fin novembre.
Les familles arrivèrent petit à petit, un « Gloria » joué à la trompette accentuait le côté festif et bon enfant de la rencontre. Paulette était aux anges justement. Cette lumière dans les yeux des enfants valait bien toutes les ampoules de la terre, les sons et lumière de tous les châteaux de France et de Navarre. Elle se sentait magicienne ce soir, la meilleure pyrotechnicienne de l’univers quand les enfants ouvrirent leurs paquets avec des yeux grands comme des phares. Elle posa doucement sa main sur son tablier pour dire au petit qui n’était jamais venu qu’elle l’aimait quand même.
Les convives s’installèrent à table mais on n’eût pas le temps d’entamer le repas. A peine les grands plats inox de saumon norvégien d’élevage posés sur la nappe, l’obscurité se fit. Tout le village fut plongé dans une obscurité totale. On pensa au grille-pain qui saturait avec les toasts.
Maurice venait d’allumer pour le grand soir. Les larmes aux yeux, Paulette murmura alors à son intention : « Joyeux Noël ».
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