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2013 01 Le gyrus cingulairePar Antoine MillerLe gyrus cingulaire
Antoine était un garçon qui ne rêvait pas. Ses réveils avaient l’éclat blanc et nacré des coquillages vides. Derrière ses paupières closes, rien ne germait dans l’argile sèche de ses nuits. Pas un souffle de vent sous les étoiles de son firmament.
Emeline était une fillette qui rêvait plus qu’elle ne vivait. Ses réveils mettaient fin chaque matin à la dernière séance de la nuit. Sur la face cachée de ses paupières étaient projetés les films les plus fous, des histoires de princesses à la chevelure vermeil, de voyages au-dessus des nuages, de montgolfières bariolés et d’animaux ailés. Devant son bol de céréales, elle fredonnait l’air entêtant du générique de fin du rêve qui venait de s’achever.
Dans la cour de récréation, Emeline s’asseyait chaque jour sur le banc à l’ombre du tilleul, et racontait le film de la nuit à un parterre de bermudas trop larges et d’oreilles grandes ouvertes. Antoine se tenait à l’écart, mais ne perdait aucune miette des belles histoires d’Emeline. Il aurait tant aimé lui aussi, sous son édredon, remonter les torrents, se balancer de liane en liane, vaincre monstres et dragons, dévorer des pièces montées gargantuesques, mais aucune séance n’avait jamais lieu sous ses étoiles à lui. Sous son crâne, sa salle de cinéma était close, il n’y avait ni bobine, ni projectionniste pour les faire vivre derrière ses paupières fermées. Tout le monde rêvait, sauf lui. Même les adultes avaient leurs séances nocturnes, Antoine avait pu s’en rendre compte en allant observer, une nuit, son père qui dormait sur le dos : de sa bouche grand ouverte lui était parvenu le même vrombissement que celui produit par le projecteur, lorsqu’ils allaient voir un film au cinéma du centre-ville, le dimanche après-midi. Mais où se procurer les fameuses bobines ?
A l’école, un jeudi matin, la maîtresse avait écrit en haut du tableau « Leçon de sciences naturelles », puis avait affiché au-dessous un poster effrayant. En son centre, une tête coupée comme une pastèque, dans laquelle on pouvait voir un mystérieux chewing-gum grisâtre qui semblait déjà tout mâchouillé. « Voilà votre cerveau, mes enfants », avait annoncé fièrement la maîtresse en pointant le chewing-gum. Tous les enfants, sidérés, palpaient sans un mot leur crâne lisse et rond sous leur tignasse blonde. C’est ce jour-là qu’Antoine remarqua, au centre du cerveau, une curieuse forme arrondie qui semblait enroulée sur elle-même. Lorsque la cloche sonna, il sortit du tumulte et s’approcha de l’affiche. Le drôle d’objet qu’il avait repéré était désigné par la légende comme le « gyrus cingulaire ». Un nom incompréhensible qui n’avait pas beaucoup d’importance pour Antoine, puisqu’il avait reconnu là la preuve qu’il cherchait. Tout le monde avait donc une petite bobine au centre de la tête, mais lui n’avait pas de projectionniste pour rêver comme les autres. Il aurait tant donné pour héberger, lui aussi, un petit artisan dans son crâne d’enfant.
La nuit même, il se leva sans bruit et s’introduisit dans la chambre de ses parents. Son père était endormi et l’on pouvait entendre le bourdonnement irrégulier d’un film qu’on projette. Antoine s’approcha de la bouche béante de son père, espérant y voir le petit projectionniste s’affairer sur sa machine. Mais il n’y vit qu’une luette molle et flasque battre le palais paternel. C’était pourtant par-là que le petit être devait passer pour rejoindre son poste, à la nuit tombée, et faire tourner la bobine du gyrus cingulaire. Au petit matin, il devait donc sortir également par cet orifice, pour aller se cacher en attendant la nuit suivante. Antoine s’assit à côté du lit et entreprit de guetter la sortie du petit projectionniste, jusqu’au matin s’il le fallait. Il ne quittait pas des yeux cette grande bouche qui s’ouvrait et se fermait sous la moustache brune de son père. Au matin, les parents d’Antoine furent fort surpris de le voir endormi à côté de leur lit.
Fort de l’expérience de la veille et conforté dans sa certitude d’avoir découvert le secret de ces rêves dont il était privé, Antoine se posta, le lendemain, bien en face d’Emeline lorsqu’elle s’assit pour conter, comme chaque matin, les histoires de sa nuit. Son gyrus cingulaire devait être exceptionnel et son projectionniste avait un talent fou. Emeline avait des lèvres fines et vermillon, une bouche large et bien découpée, qui se tordait en tous sens lorsqu’elle racontait ses séances nocturnes. Elle avait cette faculté peu commune de pouvoir sourire en parlant, et son visage semblait aussi élastique que le chewing-gum du tableau. Il y avait largement la place entre les commissures de ses lèvres pour qu’un petit être puisse y pénétrer discrètement, le soir venu, et lancer la machine à rêves. Antoine resta pendu à ses lèvres d’Emeline, les yeux rivés sur cette bouche qui se tordait dans toutes les directions, baigné dans ce flot de paroles qui se vidaient de leur sens en franchissant ses tympans. Ce jour-là, le rêve d’Emeline n’aurait pas enchanté les critiques, le scénario était bancal, les rebondissements rares et attendus, les seconds rôles plutôt médiocres. Son public en culottes courtes se dispersa peu à peu, et Antoine se retrouva seul à observer les lèvres d’Emeline s’agiter en tous sens. Quand le silence se fit, le regard du petit Antoine se déporta un peu plus haut sur le visage d’Emeline, jusqu’à ses grands yeux vert pastèque : il s’y baigna un instant, puis fut sorti de ses rêveries par la douce voix d’Emeline : « Merci de m’avoir écoutée jusqu’au bout », lui dit-elle avec deux feux de joie sur les joues. Les matins suivants, Antoine fut convié à des séances privées : Emeline s’était assise tout au fond de la cour sous le paulownia fleuri, et lui susurrait à l’oreille les scénarii farfelus de ses projections nocturnes. Il devint, au fil des semaines, son seul spectateur, le cinéphile fidèle qui l’écoutait sans bruit, ne perdant pas un mot des récits de sa nuit.
Un vendredi après-midi, sous ce même paulownia, Antoine nagea plus longtemps que de coutume dans l’iris d’Emeline. La jeune fille s’était tue, sa bouche en fleur était close. Mais soudain elle bourgeonna, et Antoine la vit grossir, grossir, et s’approcher de la sienne jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent. Ce contact tiède et lumineux ne dura qu’un instant, mais laissa Antoine tout chose, perdu derrière ses paupières closes. Cette nuit-là, il rêva pour la première fois, et compris qu’entre quatre lèvres, l’espace est bien suffisant pour laisser passer en toute discrétion l’artisan des plus belles projections. |