06 Les effarés....Par Rimbaud Arthur Les effarés
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,
A genoux, cinq petits- misère !-
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond.
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise et qui l’enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le Boulanger au gras sourire
Grogne un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Quand pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche
On sort le pain,
Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,
Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus pleins de givre,
Qu’ils sont là tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, grognant des choses
Entre les trous,
Tout bêtes, faisant leurs prières
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert,
Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblote
Au vent d’hiver.
Roman
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruit,- la ville n’est pas loin,-
A des parfums de vigne et des parfums de bière…
Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête …
Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,
Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père….
Et, comme elle vous trouve immensément naïf
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…
Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux- Vos sonnets la font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.-
Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !...
Ce soir-là…-vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
-On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.
Le Mal
Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;
Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent millier d’hommes un tas fumant ;
-Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !....
-Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,
Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
Rages de Césars
L’Homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents ;
L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
-Et parfois son œil terne a des regards ardents…
Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
Il s’était dit : « Je vais souffler la Liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! »
La Liberté revit ! Il se sent éreinté !
Il est pris.- Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l’œil mort.
Il repense peut-être au Compère à lunettes….
-Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.
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