01 La ville (extraits)
Tous les chemins vont vers la ville.
Du fond des brumes,
Avec tous ses étages en voyage
Jusques au ciel, vers de plus hauts étages,
Comme d’un rêve elle s’exhume.
Là-bas,
Ce sont des ponts musclés de fer,
Lancés, par bonds, à travers l’air ;
Ce sont des blocs et des colonnes
Que dévorent Sphinx et Gorgones ;
Ce sont des tours sur des faubourgs ;
Ce sont des millions de toits
Dressant au ciel leurs angles droits :
C’est la ville tentaculaire,
Debout,
Au bout des plaines et des domaines.
Des clartés rouges
Qui bougent
Sur des poteaux et des grands mâts,
Même à midi, brûlent encor
Comme des oeufs de pourpre et d’or ;
Le haut soleil ne se voit pas :
Bouche de lumière, fermée
Par le charbon et la fumée.
Un fleuve de naphte et de poix
Bat les môles de pierre et les pontons de bois ;
Les sifflets crus des navires qui passent
Hurlent de peur dans le brouillard ;
Un fanal vert est leur regard
Vers l’océan et les espaces…….
Les bars ouvrent sur les trottoirs
Leurs tabernacles de miroir….
Places, bazars, gares, marchés,
Exaspèrent si fort leur vaste turbulence
Que les mourants cherchent en vain le moment de silence
Qu’il faut aux yeux pour se fermer….
La ville au loin s’étale et domine la plaine
Comme un nocturne et colossal espoir ;
Elle surgit : désir, splendeur, hantise ;
Sa clarté se projette en lueurs jusqu’aux cieux….
Ses murs se dessinent pareils à une armée
Et ce qui vient d’elle encor de brume et de fumée
Arrive en appels clairs vers les campagnes.
C’est la ville tentaculaire,
La pieuvre ardente et l’ossuaire
Et la carcasse solennelle.
Et les chemins d’ici s’en vont à l’infini
Vers elle.
02 Les plaines (extraits)
Sous la tristesse et l’angoisse des cieux
Les lieues
S’en vont autour des plaines ;
Sous les cieux bas
Dont les nuages traînent
Immensément, les lieues
Se succèdent, là-bas….
…Ils vont de plaine en plaine,
Depuis toujours, à travers temps.
Les précèdent ou bien les suivent
Les charrettes dont les convois dérivent
Vers les hameaux et les venelles,
Les charrettes perpétuelles,
Grinçant le lamentable cri,
Le jour, la nuit
De leurs essieux vers l’infini.
C’est la plaine, la plaine.
Immensément, à perdre haleine.
…Aux alentours, ni trèfle vert, ni luzerne rougie,
Ni lin, ni blé, ni frondaisons, ni germes ;
Depuis longtemps, l’arbre, par la foudre cassé,
Monte, devant le seuil usé,
Comme un malheur en effigie.
C’est la plaine, la plaine blême,
Interminablement, toujours la même.
Par au-dessus, souvent,
Rage si fort le vent
Que l’on dirait le ciel fendu
Aux coups de boxe
De l’équinoxe.
Novembre hurle, ainsi qu’un loup
Au coin des bois, par le soir fou.
Les ramilles et les feuilles gelées
Passent giflées
Sur la mare, dans les allées….
C’est la plaine, la plaine
Où ne vague que crainte et peine.
…Comme le sol, les eaux sont mortes ;
Parmi les îles, en escortes
Vers la mer, où les anses encor se mirent,
Les haches et les marteaux voraces
Dépècent les carcasses
Lamentables des vieux navires.
C’est la plaine, la plaine
Sinistrement, à perdre haleine,
C’est la plaine et sa démence
Que sillonnent des vols immenses
De cormorans criant la mort
A travers l’ombre et la brume des Nords….
03 Chanson de fou
Le crapaud noir sur le sol blanc
Me fixe indubitablement
Avec des yeux plus grands que n’est grande sa tête ;
Ce sont les yeux qu’on m’a volés
Quand mes regards s’en sont allés,
Un soir, que je tournai la tête.
Mon frère ? – il est quelqu’un qui ment,
Avec de la farine entre ses dents ;
C’est lui, jambes et bras en croix,
Qui tourne au loin, là-bas,
Qui tourne au vent,
Sur ce moulin de bois.
Et celui-ci, c’est mon cousin
Qui fut curé et but si fort du vin
Que le soleil en devint rouge ;
J’ai su qu’il habitait un bouge,
Avec des morts, dans ses armoires.
Car nous avons pour génitoires
Deux cailloux
Et pour monnaie un sac de poux,
Nous, les trois fous,
Qui épousons, au clair de lune,
Trois folles dames, sur la dune.