10 Chanson de fou
Vous aurez beau crier contre la terre,
La bouche dans le fossé,
Jamais aucun des trépassés
Ne répondra à vos clameurs amères.
Ils sont bien morts, les morts,
Ceux qui firent jadis la campagne féconde ;
Ils font l’immense entassement de morts
Qui pourrissent, aux quatre coins du monde,
Les morts.
Alors
Les champs étaient maîtres des villes,
Le même esprit servile
Ployait partout les fronts et les échines,
Et nul encor ne pouvait voir
Dressés, au fond du soir,
Les bras hagards et formidables des machines.
Vous aurez beau crier contre la terre,
La bouche dans le fossé :
Ceux qui jadis étaient les trépassés
Sont aujourd’hui, jusqu’au fond de la terre,
Les morts.
11 Les mendiants (extraits)
….Dans le matin, lourds de leur nuit,
Ils s’enfoncent au creux des routes,
Avec leur pain trempé de pluie
Et leur chapeau comme la suie
Et leurs grands dos comme des voûtes
Et leurs pas lents rythmant l’ennui ;
Midi les arrête dans les fossés
Pour leur repas ou leur sieste ;
On les dirait immensément lassés
Et résignés aux mêmes gestes ;
Pourtant, au seuil des fermes solitaires,
Ils surgissent, parfois, tels des filous,
Le soir, dans la brusque lumière
D’une porte ouverte tout à coup.
Les mendiants ont l’air de fous.
Ils s’avancent, par l’âpreté
Et la stérilité du paysage,
Qu’ils reflètent, au fond des yeux
Tristes de leur visage ;
Avec leurs hardes et leurs loques
Et leur marche qui les disloque,
L’été, parmi les champs nouveaux,
Ils épouvantent les oiseaux ;
Et maintenant que Décembre sur les bruyères
S’acharne et mord
Et gèle, au fond des bières,
Les morts,
Un à un, ils s’immobilisent
Sur des chemins d’église,
Mornes, têtus et droits,
Les mendiants, comme des croix.
Avec leur dos comme un fardeau
Et leur chapeau comme la suie,
Ils habitent les carrefours
Du vent et de la pluie.
Ils sont le monotone pas
-Celui qui vient et qui s’en va
Toujours le même et jamais las-
De l’horizon vers l’horizon.
Ils sont l’angoisse et le mystère
Et leurs bâtons sont les battants
Des cloches de misère
Qui sonnent à mort sur la terre.
Aussi, lorsqu’ils tombent enfin,
Séchés de soif, troués de faim,
Et se terrent comme des loups,
Au fond d’un trou,
Ceux qui s’en viennent
Après les besognes quotidiennes,
Ensevelir à la hâte leur corps
Ont peur de regarder en face
L’éternelle menace
Qui luit sous leur paupière, encor.
12 Chanson de fou
Je suis celui qui vaticine
Comme les tours tocsinent.
J’ai vu passer à travers champs
Trois linceuls blancs
Qui s’avançaient, comme des gens.
Ils portaient des torches ignées,
Des faux blanches et des cognées.
Peu importe l’homme qu’on soit,
Moi seul je vois
Les maux qui dans les cieux flamboient.
Le sol et les germes sont condamnés,
-Vœux et larmes sont superflus-
Bientôt,
Les corbeaux noirs n’en voudront plus,
Ni la taupe ni le mulot.
Je suis celui qui vaticine
Comme les tours tocsinent.
Les fruits des espaliers se tuméfient
Dans les feuillages noirs ;
Les pousses jeunes s’atrophient ;
Les grains dans les semoirs,
Subitement, fermentent ;
Le soleil ment, les saisons mentent ;
Le soir, sur les plaines envenimées,
C’est un vol d’ailes allumées
De soufre roux et de fumées.
J’ai vu des linceuls blancs
Entrer, comme des gens,
Qu’un même vouloir coalise,
L’un après l’autre, dans l’église ;
Ceux qui priaient au chœur,
Manquant de force et de ferveur,
Les mains lâches s’en sont allés.
Et depuis lors, moi seul j’entends
Baller
La nuit, le jour, toujours,
La fête
Des tocsins fous contre ma tête.
Je suis celui qui vaticine
Ce que les tours tocsinent.
Au long des soirs et des années
Les fronts et les bras obstinés
Se buteront en vain aux destinés ;
Irrémissiblement
Le sol et les germes sont damnés.
Dire le temps que durera leur mort ?
Et si l’heure resurgira
Où le vrai pain vaudra,
Sous les cieux purs de la vieille nature,
L’antique effort ?
Mais il ne faut jamais conclure.
En attendant voici que passent
A travers champs,
D’autres linceuls vides et blancs
Qui se parlent comme des gens.