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Poètes du temps passé


Sur cette page, vous trouverez une sélection de poèmes.

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05 Le fléau.....

Par Verhaeren Emile

13 Le fléau (extraits)
 
La Mort a bu du sang
Au cabaret des Trois Cercueils.
 
La Mort a mis sur le comptoir
Un écu noir,
-« C’est pour les cierges et pour les deuils. »
 
Des gens s’en sont allés
Tout lentement
Chercher le sacrement.
 
On a vu cheminer le prêtre
Et les enfants de chœur,
Vers les maisons de l’affre et du malheur
Dont on fermait toutes fenêtres.
 
La Mort a bu du sang.
Elle en est soûle.
 
-« Notre Mère la Mort, pitié ! pitié !
Ne bois ton verre qu’à moitié,
Notre Mère la Mort, c’est nous les mères.
C’est nous les vieilles à manteaux,
Avec nos cœurs, avec nos maux,
Qui marmonnons du désespoir
En chapelets interminables ;
Notre Mère la Mort, pitié ! pitié !
C’est nous les béquillantes et minables
Vieilles, tannées
Par la misère et les années :
Nos corps sont prêts pour tes tombeaux,
Nos seins sont prêts pour tes couteaux. »
 
-La Mort, dites, les bonnes gens,
La Mort est soûle :
Sa tête oscille et roule
Comme une boule.
 
La Mort a bu du sang
Comme un vin frais et bienfaisant ;
La Mort a mis sur le comptoir
Un écu noir,
Elle en voudra pour ses argents
Au cabaret des pauvres gens.
 
….La Mort, dites, les vieux verbeux ,
La Mort est soûle,
Comme un flacon qui roule
Sur la pente des chemins creux.
La Mort n’a pas besoin
De votre mort au bout du monde,
C’est au pays qu’elle enfonce la bonde
Du tonneau rouge.
 
…« Dame la Mort, c’est moi, la Sainte Vierge
Qui fis promesse aux gens d’ici
De m’en venir crier merci
Dans leurs détresses et leurs peines ;
Dame la Mort, c’est moi la Sainte Vierge. »
 
-La Mort, dites, la bonne Dame,
Se sent au cœur comme une flamme
Qui, de là, monte à son cerveau.
La Mort a soif de sang nouveau.
La Mort est soûle,
Un seul désir comme une houle,
Remplit sa brumeuse pensée.
La Mort n’est point celle qu’on éconduit
Avec un peu de prière et de bruit,
La Mort s’est lentement lassée
D’avoir pitié du désespoir ;
Bonne Vierge des reposoirs,
La Mort est soûle
Et sa fureur, hors des ornières,
Par les chemins des cimetières,
Bondit et roule
Comme une boule.
 
-« La Mort, c’est moi, Jésus, le Roi,
Qui te fis grande ainsi que moi
Pour que s’accomplisse la loi
Des choses en ce monde…… »
 
-La Mort, dites, le Seigneur Dieu,
Est assise, près d’un bon feu,
Dans une auberge où le vin coule
Et n’entend rien, tant elle est soûle.
Elle a sa faux et Dieu a son tonnerre.
En attendant, elle aime à boire et le fait voir
A quiconque voudrait s’asseoir,
Côte à côte, devant un verre.
 
Jésus, les temps sont vieux,
Et chacun boit comme il le peut
Et qu’importent les vêtements sordides
Lorsque le sang nous fait les dents splendides.
 
Et la Mort s’est mise à boire, les pieds au feu ;
Elle a même laissé s’en aller Dieu
Sans se lever sur son passage ;
Si bien que ceux qui la voyaient assise
Ont cru leur âme compromise.
 
Durant des jours et puis des jours encor, la Mort
A fait des dettes et des deuils,
Au cabaret des Trois cercueils ;
Puis, au matin, elle a ferré son cheval d’os,
Mis son bissac au creux du dos
Pour s’en aller à travers la campagne.
De chaque bourg et de chaque village,
Les gens s’en sont venus vers elle avec du vin,
Pour qu’elle n’ait ni soif, ni faim,
Et ne fît halte au coin des routes ;
Les vieux portaient de la viande et du pain,
Les femmes des paniers et des corbeilles
Et les fruits clairs de leur verger,
Et les enfants portaient des miels d’abeilles.
 
La Mort a cheminé longtemps,
Par le pays des pauvres gens,
Sans trop vouloir, sans trop songer,
La tête soûle
Comme une boule.
 
Elle portait une loque de manteau roux,
Avec de grands boutons de veste militaire,
Un bicorne piqué d’un plumet réfractaire
Et des bottes jusqu’aux genoux.
Son fantôme de cheval blanc
Cassait un vieux petit trop lent
De bête ayant la goutte
Sur les pierres de la grand’route ;
Et les foules suivaient vers n’importe où
Le grand squelette aimable et soûl
Qui souriait à leur panique
Et qui sans crainte et sans horreur
Voyait se tordre, au creux de sa tunique,
Un trousseau de vers blancs qui lui tétaient le cœur.
 
14 Le départ (extraits)
 
Traînant leurs pas après leurs pas
Le front pesant et le cœur las,
S’en vont, le soir, par la grand’route,
Les gens d’ici, buveurs de pluie,
Lécheurs de vent, fumeurs de brume.
 
Les gens d’ici n’ont rien de rien,
Rien devant eux
Que l’infini de la grand’route.
 
….Les gens d’ici ont peur de l’ombre sur leurs champs,
De la lune sur leurs étangs,
D’un oiseau mort contre une porte ;
Les gens d’ici ont peur des gens.
 
…Avec leur chat, avec leur chien,
Avec l’oiseau dans une cage,
Avec, pour vivre, un seul moyen :
Boire son mal, taire sa rage ;
Les pieds usés, le cœur moisi,
Les gens d’ici,
Quittant leur gîte et leur pays,
S’en vont, ce soir, vers l’infini.
 
…Suivent les gars des bordes,
Les bras maigres comme des cordes,
Sans plus d’orgueil, sans même plus
Le moindre élan vers les temps révolus
Et le bonheur des autrefois,
Sans plus la force en leurs dix doigts
De se serrer en poing contre le sort
Et la colère de la mort.
 
Les gens des champs, les gens d’ici
Ont du malheur à l’infini.
 
…Ainsi s’en vont bêtes et gens d’ici,
Par le chemin de ronde
Qui fait dans la détresse et dans la nuit,
Immensément le tour du monde,
Venant, dites, de quels lointains,
Par à travers les vieux destins,
Passant les bourgs et les bruyères,
Avec, pour seul repos, l’herbe des cimetières,
Allant, roulant, faisant des nœuds
De chemins noirs et tortueux,
Hiver, automne, été, printemps,
Toujours lassés, toujours partant
De l’infini pour l’infini.
 
Tandis qu’au loin, là-bas,
Sous les cieux lourds, fuligineux et gras,
Avec son front comme un Thabor,
Avec ses suçoirs noirs et ses rouges haleines
Hallucinant et attirant les gens des plaines,
C’est la ville que la nuit formidable éclaire,
La ville en plâtre, en stuc, en bois, en fer, en or,
-Tentaculaire.
 
15 La plaine
 
La plaine est morne, avec ses clos, avec ses granges
Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus,
La plaine est morne et lasse et ne se défend plus,
La plaine est morne et morte- et la ville la mange.
 
Formidables et criminels,
Les bras des machines diaboliques,
Fauchant les blés évangéliques,
Ont effrayé le vieux semeur mélancolique
Dont le geste semblait d’accord avec le ciel.
 
L’ordre fumée et ses haillons de suie
Ont traversé le vent et l’ont sali :
Un soleil pauvre et avili
S’est comme usé en de la pluie.
 
Et maintenant, où s’étageaient les maisons claires
Et les vergers et les arbres parsemés d’or,
On aperçoit, à l’infini, du sud au nord,
La noire immensité des usines rectangulaires.
 
Telle une bête énorme et taciturne
Qui bourdonne derrière un mur,
Le ronflement s’entend, rythmique et dur,
Des chaudières et des meules nocturnes ;
Le sol vibre, comme s’il fermentait,
Le travail bout comme un forfait,
L’égout charrie une fange velue
Vers la rivière qu’il pollue ;
Un supplice d’arbres écorchés vifs
Se tord, bras convulsifs,
En façade, sur le bois proche ;
L’ortie épuise au cœur les sablons et les oches,
Et des fumiers, toujours plus hauts, de résidus
-Ciments huileux, plâtras pourris, moellons fendus-
Au long de vieux fossés et de berges obscures
Lèvent, le soir, des monuments de pourriture.
 
Sous des hangars tonnants et lourds,
Les nuits, les jours,
Sans air ni sans sommeil,
Des gens peinent loin du soleil :
Morceaux de vie en l’énorme engrenage,
Morceaux de chair fixée, ingénieusement,
Pièce par pièce, étage par étage,
De l’un à l’autre bout du vaste tournoiement.
Leurs yeux sont devenus les yeux de la machine ;
Leur corps entier : front, col, torse, épaules, échine,
Se plie aux jeux réglés du fer et de l’acier ;
Leurs mains et leurs dix doigts courent sur des claviers
Où cent fuseaux de fil tournent et se dévident ;
Et mains promptes et doigts rapides
S’usent si fort,
Dans leur effort
Sur la matière carnassière,
Qu’ils y laissent, à tout moment,
Des empreintes de rage et des gouttes de sang.
 
Dites ! l’ancien labeur pacifique, dans l’Août
Des seigles mûrs et des avoines rousses,
Avec les bras au clair, le front debout,
Quand l’or des blés ondule et se retrousse
Vers l’horizon torride où le silence bout.
 
Dites ! le repos tiède et les midis élus,
Tressant de l’ombre pour les siestes,
Sous les branches, dont les vents prestes
Rythment, avec lenteur, les grands gestes feuillus.
Dites, la plaine entière ainsi qu’un jardin gras,
Toute folle d’oiseaux éparpillés dans la lumière,
Qui la chantent, avec leurs voix plénières,
Si près du ciel qu’on ne les entend pas.
 
Mais aujourd’hui, la plaine ?- elle est finie ;
La plaine est morne et ne se défend plus :
Le flux des ruines et leur reflux
L’ont submergée, avec monotonie.
 
On ne rencontre, au loin, qu’enclos rapiécés
Et chemins noirs de houille et de scories
Et squelettes de métairies
Et trains coupant soudain les villages en deux.
 
Les Madones ont tu leurs voix d’oracle
Au coin du bois, parmi les arbres ;
Et les vieux saints et leurs socles de marbre
Ont chu dans les fontaines à miracles.
 
Et tout est là, comme des cercueils vides,
-Seuils et murs lézardés et toitures fendues-
Et tout se plaint ainsi que les âmes perdues
Qui sanglotent le soir dans la bruyère humide.
 
Hélas ! la plaine, hélas ! elle est finie !
Et ses clochers sont morts et ses moulins perclus.
La plaine, hélas ! elle a toussé son agonie
Dans les derniers hoquets d’un angelus.