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Poètes du temps passé


Sur cette page, vous trouverez une sélection de poèmes.

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04 Les Orientales

Par Hugo Victor

01 La bataille perdue (extraits)
 
…..Allah ! qui me rendra ma redoutable armée ?
La voilà par les champs tout entière semée,
Comme l’or d’un prodigue épars sur le pavé.
Quoi ! chevaux, cavaliers, arabes et tartares ;
Leurs turbans, leur galop, leurs drapeaux, leurs fanfares,
C’est comme si j’avais rêvé !
 
O mes vaillants soldats et leurs coursiers fidèles !
Leur voix n’a plus de bruit et leurs pieds n’ont plus d’ailes.
Ils ont oublié tout, et le sabre et le mors.
De leurs corps entassés cette vallée est pleine.
Voilà pour bien longtemps une sinistre plaine.
Ce soir, l’odeur du sang ; demain, l’odeur des morts.
 
Quoi ! c’était une armée, et ce n’est plus qu’une ombre.
Ils se sont bien battus, de l’aube à la nuit sombre,
Dans le cercle fatal ardents à se presser.
Les noirs linceuls des nuits sur l’horizon se posent.
Les braves ont fini. Maintenant ils reposent,
Et les corbeaux vont commencer.
 
Déjà, passant leur bec entre leurs plumes noires,
Du fond des bois, du haut des chauves promontoires,
Ils accourent ; des morts ils rongent les lambeaux ;
Et cette armée, hier formidable et suprême,
Cette puissante armée, hélas ! ne peut plus même
Effaroucher un aigle et chasser les corbeaux !
 
Oh ! si j’avais encor cette armée immortelle,
Je voudrais conquérir des mondes avec elle ;
Je la ferais régner sur les rois ennemis ;
Elle serait ma sœur, ma dame et mon épouse.
Mais que fera la mort, inféconde et jalouse,
De tant de braves endormis ?
 
Que n’ai-je été frappé ! que n’a sur la poussière
Roulé mon vert turban avec ma tête altière !.....
 
….Hier j’avais des châteaux, j’avais de belles villes,
Des Grecques par milliers à vendre aux juifs serviles ;
J’avais de grands harems et de grands arsenaux.
Aujourd’hui, dépouillé, vaincu, proscrit, funeste,
Je fuis…. De mon empire, hélas ! rien ne me reste.
Allah ! je n’ai plus même une tour à créneaux !
 
Il faut fuir, moi, pacha, moi, vizir à trois queues !
Franchir l’horizon vaste et les collines bleues,
Furtif, baissant les yeux, presque tendant la main,
Comme un voleur qui fuit troublé dans les ténèbres,
Et croit voir des gibets dressant leurs bras funèbres
Dans tous les arbres du chemin !
 
Ainsi parlait Reschid, le soir de sa défaite.
Nous eûmes mille Grecs tués à cette fête.
Mais le vizir fuyait, seul, ce champ meurtrier.
Rêveur, il essuyait son rouge cimeterre ;
Deux chevaux près de lui du pied battaient la terre,
Et, vides, sur leurs flancs sonnaient les étriers.
 
02 L’enfant (extraits)
 
Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil.
Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un chœur dansant de jeunes filles.
 
Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée.
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.
 
« Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas, pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus….
…. Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour attacher gaiment et gaiment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n’ont pas subi l’affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?...
 
….Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux ? »
« Ami », dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
« Je veux de la poudre et des balles. »
 
03 Fantômes (extraits)
 
Hélas ! que j’en ai vu mourir des jeunes filles !
C’est le destin. Il faut une proie au trépas.
Il faut que l’herbe tombe au tranchant des faucilles,
Il faut que dans le bal les folâtres quadrilles
Foulent des roses sous leurs pas.
 
Il faut que l’eau s’épuise à courir les vallées,
Il faut que l’éclair brille, et brille peu d’instants ,
Il faut qu’avril jaloux brûle de ses gelées
Le beau pommier, trop fier de ses fleurs étoilées,
Neige odorante du printemps…..
 
…..Que j’en ai vu mourir ! L’une était rose et blanche ;
L’autre semblait ouïr de célestes accords ;
L’autre, faible, appuyait d’un bras son front qui penche
Et, comme en s’envolant l’oiseau courbe la branche,
Son âme avait brisé son corps.
 
Une, pâle, égarée, en proie au noir délire,
Disait tout bas un nom dont nul ne se souvient ;
Une s’évanouit, comme un chant sur la lyre ;
Une autre en expirant avait le doux sourire
D’un jeune ange qui s’en revient.
 
Toutes fragiles fleurs, sitôt mortes que nées !....
….Doux fantômes ! c’est là, quand je rêve dans l’ombre,
Qu’ils viennent tour à tour m’entendre et me parler.
Un jour douteux me montre et me cache leur nombre.
A travers les rameaux et le feuillage sombre
Je vois leurs yeux étinceler.
 
Mon âme est une sœur pour ces ombres si belles.
La vie et le tombeau pour nous n’ont plus de loi.
Tantôt j’aide leurs pas, tantôt je prends leurs ailes.
Vision ineffable où je suis mort comme elles,
Elles, vivantes comme moi !
 
Elles prêtent leur forme à toutes mes pensées.
Je les vois ! je les vois ! Elles me disent : Viens !
Puis autour d’un tombeau dansent entrelacées ;
Puis s’en vont lentement, par degrés éclipsées.
Alors je songe et me souviens….
 
Une surtout. Un ange, une jeune Espagnole !
Blanches mains, sein gonflé de soupirs innocents,
Un œil noir, où luisaient des regards de créole,
Et ce charme inconnu, cette fraîche auréole
Qui couronne un front de quinze ans !
 
Non, ce n’est point d’amour qu’elle est morte ; pour elle,
L’amour n’avait encor ni plaisirs ni combats :
Rien ne faisait encor battre son cœur rebelle ;
Quand tous en la voyant s’écriaient : Qu’elle est belle !
Nul ne le lui disait tout bas……
 
…..Elle aimait trop le bal. Quand venait une fêye,
Elle y pensait trois jours, trois nuits elle en rêvait,
Et femmes, musiciens, danseurs que rien n’arrête
Venaient, dans son sommeil, troublant sa jeune tête,
Rire et bruire à son chevet.
 
Puis c’étaient des bijoux, des colliers, des merveilles,
Des ceintures de moire aux ondoyants reflets ;
Des tissus plus légers que des ailes abeilles ;
Des festons, des rubans, à remplir des corbeilles ;
Des fleurs, à payer un palais !
 
La fête commencée, avec ses sœurs rieuses
Elle accourait, froissant l’éventail sous ses doigts,
Puis s’asseyait parmi les écharpes soyeuses,
Et son cœur éclatait en fanfares joyeuses,
Avec l’orchestre aux mille voix.
 
C’était plaisir de voir danser la jeune fille !
Sa basquine agitait ses paillettes d’azur ;
Ses grands yeux noirs brillaient sous la noire mantille,
Telle une double étoile au front des nuits scintille
Sous les plis d’un nuage obscur.
 
Tout en elle était danse, et rire, et folle joie….
….Mais elle, par la valse ou la ronde emportée,
Volait, et revenait, et ne respirait pas,
Et s’enivrait des sons de la flûte vantée,
Des fleurs, des lustres d’or, de la fête enchantée,
Du bruit des voix, du bruit des pas.
 
Quel bonheur de bondir, éperdue, en la foule,
De sentir par le bal ses sens multipliés,
Et de ne pas savoir si dans la nue on roule,
Si l’on chasse en fuyant la terre, ou si l’on foule
Un flot tournoyant sous ses pieds !
 
Mais, hélas ! il fallait, quand l’aube était venue,
Partir, attendre au seuil le manteau de satin.
C’est alors que souvent la danseuse ingénue
Sentit en frissonnant sur son épaule nue
Glisser le souffle du matin.
 
Quels tristes lendemains laisse le bal folâtre !
Adieu, parure et danse, et rires enfantins !
Aux chansons succédait la toux opiniâtre,
Au plaisir rose et frais la fièvre au teint bleuâtre,
Aux yeux brillants les yeux éteints.
 
Elle est morte. A quinze ans, belle, heureuse, adorée,
Morte au sortir d’un bal qui nous mit tous en deuil,
Morte, hélas ! et des bras d’une mère égarée
La mort aux froides mains la prit toute parée,
Pour l’endormir dans le cercueil.
 
Pour danser d’autres bals elle était encor prête,
Tant la mort fut pressée à prendre un corps si beau !
Et ces roses d’un jour qui couronnaient sa tête,
Qui s’épanouissaient la veille en une fête,
Se fanèrent dans un tombeau.
 
Sa pauvre mère ! hélas ! de son sort ignorante,
Avait mis tant d’amour sur ce frêle roseau,
Et si longtemps veillé son enfance souffrante,
Et passé tant de nuits à l’endormir pleurante
Toute petite en son berceau !
 
A quoi bon ? Maintenant la jeune trépassée,
Sous le plomb du cercueil, livide, en proie au ver,
Dort ; et si, dans la tombe où nous l’avons laissée,
Quelque fête des morts la réveille glacée,
Par une belle nuit d’hiver,
 
Un spectre au rire affreux à sa morne toilette
Préside au lieu de mère, et lui dit : « Il est temps ! »
Et, glaçant d’un baiser sa lèvre violette,
Passe les doigts noueux de sa main de squelette
Sous ses cheveux longs et flottants.
 
Pui, tremblante, il l’a mène à la danse fatale,
Au chœur aérien dans l’ombre voltigeant ;
Et sur l’horizon gris la lune est large et pâle,
Et l’arc-en-ciel des nuits teint d’un reflet d’opale
Le nuage aux franges d’argent.
 
Vous toutes qu’à ses jeux le bal riant convie,
Pensez à l’Espagnole éteinte sans retour,
Jeunes filles ! Joyeuse et d’une main ravie,
Elle allait moissonnant les roses de la vie,
Beauté, plaisir, jeunesse, amour !
 
La pauvre enfant, de fête en fête promenée,
De ce bouquet charmant arrangeait les couleurs.
Mais qu’elle a passé vite, hélas ! l’infortunée !
Ainsi qu’Ophélie par le fleuve entraînée,
Elle est morte en cueillant des fleurs !