L’inscription anglaise
C’est quelque chose de si ténu de si lointain
Que d’y penser on arrive à le trop matérialiser
Forme limitée par la mer bleue
Par la rumeur d’un train en marche
Par l’odeur des eucalyptus des mimosas
Et des pins maritimes
Mais le contact et la saveur
Et cette petite voyageuse alerte inclina brusquement la tête sur le quai de la gare à Marseille
Et s’en alla
Sans savoir
Que son souvenir planerait
Sur un petit bois de la Champagne où un soldat s’efforce
Devant le feu d’un bivouac d’évoquer cette apparition
A travers la fumée d’écorce de bouleau
Qui sent l’encens minéen
Tandis que les volutes bleuâtres qui montent
D’un cigare écrivent le plus tendre des noms
Mais les nœuds de couleuvres en se dénouant
Ecrivent aussi le nom émouvant
Dont chaque lettre se love en belle anglaise
Et le soldat n’ose point achever
Le jeu de mots bilingue que ne manque point de susciter
Cette calligraphie sylvestre et vernale
Dans l’abri-caverne
Je me jette vers toi et il me semble que tu te jettes vers moi
Une force part de nous qui est un feu solide qui nous soude
Et puis il y a aussi une contradiction qui fait que nous ne pouvons nous apercevoir
En face de moi la paroi de craie s’effrite
Il y a des cassures
De longues traces d’outils traces lisses et qui semblent être faites dans la stéarine
Des coins de cassures sont arrachés par le passage des types de ma pièce
Moi j’ai ce soir une âme qui s’est creusée qui est vide
On dirait qu’on y tombe sans cesse et sans trouver de fond
Et qu’il n’y a rien pour se raccrocher
Ce qui y tombe et qui y vit c’est une sorte d’êtres laids
Qui me font mal et qui viennent de je ne sais où
Oui je crois qu’ils viennent de la vie d’une sorte de vie
Qui est dans l’avenir dans l’avenir brut
Qu’on n’a pu encore cultiver ou élever ou humaniser
Dans ce grand vide de mon âme il manque un soleil il manque ce qui éclaire
C’est aujourd’hui c’est ce soir et non toujours
Heureusement que ce n’est que ce soir
Les autres jours je me rattache à toi
Les autres jours je me console de la solitude et de toutes les horreurs
En imaginant ta beauté
Pour l’élever au-dessus de l’univers extasié
Puis je pense que je l’imagine en vain
Je ne la connais par aucun sens
Ni même par les mots
Et mon goût de la beauté est-il donc aussi vain
Existes-tu mon amour
Ou n’es-tu qu’une entité que j’ai créée sans le vouloir
Pour peupler la solitude
Es-tu une de ces déesses comme celles que les Grecs avaient douées pour moins s’ennuyer
Je t’adore ô ma déesse exquise même si tu n’es que dans mon imagination
Fusée
La boucle des cheveux noirs de ta nuque est mon trésor
Ma pensée te rejoint et la tienne la croise
Tes seins sont les seuls obus que j’aime
Ton souvenir est la lanterne qui nous sert à pointer la nuit
En voyant la large croupe de mon cheval j’ai pensé à tes hanches
Voici les fantassins qui s’en vont à l’arrière en lisant un journal
Le chien du brancardier revient avec une pipe dans sa gueule
Un chat-huant ailes fauves yeux ternes gueule de petit chat et pattes de chat
Une souris verte file parmi la mousse
Le riz a brûlé dans la marmite de campement
Ca signifie qu’il faut prendre garde à bien des choses
Le mégaphone crie
Allongez le tir
Allongez le tir amour de vos batteries
Balance des batteries lourdes cymbales
Qu’agitent les chérubins fous d’amour
En l’honneur du Dieu des Armées
Un arbre dépouillé sur une butte
Le bruit des tracteurs qui grimpent dans la vallée
O vieux monde du XIX siècle plein de hautes cheminées si belles et si pures
Virilités du siècle où nous sommes
O canons
Douilles éclatantes des obus de 75
Carillonnez pieusement
Désir
Mon désir est la région qui est devant moi
Derrière les lignes boches
Mon désir est aussi derrière moi
Après la zone des armées
Mon désir c’est la butte du Mesnil
Mon désir est là sur quoi je tire
De mon désir qui est au-delà de la zone des armées
Je n’en parle pas aujourd’hui mais j’y pense
Butte du Mesnil je t’imagine en vain
Des fils de fer des mitrailleuses des ennemis trop sûrs d’eux
Trop enfoncés sous terre déjà enterrés
Ca ta clac des coups qui meurent en s’éloignant
En y veillant tard dans la nuit
Le Decauville qui toussote
La tôle ondulée sous la pluie
Et sous la pluie ma bourguignotte
Entends la terre véhémente
Vois les lueurs avant d’entendre les coups
Et tel obus siffler de la démence
Où le tac tac tac monotone et bref plein de dégoût
Je désire
Te serrer dans ma main Main de Massiges
Si décharnée sur la carte
Le boyau Goethe où j’ai tiré
J’ai tiré même sur le boyau Nietzsche
Décidément je ne respecte aucune gloire
Nuit violente et violette et sombre et pleine d’or par moments
Nuit des hommes seulement
Nuit du 24 septembre
Demain l’assaut
Nuit violente ô nuit dont l’épouvantable cri profond
Devenait plus intense de minute en minute
Nuit qui criait comme une femme qui accouche
Nuit des hommes seulement
Océan de terre
J’ai bâti une maison au milieu de l’Océan
Ses fenêtres sont les fleuves qui s’écoulent de mes yeux
Des poulpes grouillent partout où se tiennent les murailles
Entendez battre leur triple cœur et leur bec cogner aux vitres
Maison humide
Maison ardente
Saison rapide
Saison qui chante
Les avions pondent des œufs
Attention on va jeter l’ancre
Attention à l’encre que l’on jette
Il serait bon que vous vinssiez du ciel
Le chèvrefeuille du ciel grimpe
Les poulpes terrestres palpitent
Et puis nous sommes tant et tant à être nos propres fossoyeurs
Pâles poulpes des vagues crayeuses ô poulpes aux becs pâles
Autour de la maison il y a cet océan que tu connais
Et qui ne repose jamais
Merveille de la guerre
Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit
Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder
Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs
J’ai reconnu ton sourire et ta vivacité
C’est aussi l’apothéose quotidienne de toutes mes Bérénices
Dont les chevelures sont devenues des comètes
Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races
Elles accouchent brusquement d’enfants qui n’ont que le temps de mourir
Comme c’est beau toutes ces fusées
Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore
S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres d’un livre
Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants
Mais ce serait bien plus beau encore s’il y en avait plus encore
Cependant je les regarde comme une beauté qui s’offre et s’évanouit aussitôt
Il me semble assister à un grand festin éclairé a giorno
C’est un banquet que s’offre la terre
Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles
La terre a faim et voici son festin de Balthasar cannibale
Qui aurait dit qu’on pût être à ce point anthropophage
Et qu’il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain
C’est pourquoi l’air a un petit goût empyreumatique qui n’est ma foi pas désagréable
Mais le festin serait plus beau encore si le ciel y mangeait avec la terre
Il n’avale que les âmes
Ce qui est une façon de ne pas se nourrir
Et se contente de jongler avec des feux versicolores
Mais j’ai coulé dans la douceur de cette guerre
Avec toute ma compagnie au long des longs boyaux
Quelques cris de flamme annoncent sans cesse ma présence
J’ai creusé le lit où je coule en me ramifiant en mille petits fleuves qui vont partout
Je suis dans la tranchée de première ligne et cependant
Je suis partout ou plutôt je commence à être partout
C’est moi qui commence cette chose des siècles à venir
Ce sera plus long à réaliser que non la fable d’Icare volant
Je lègue à l’avenir l’histoire de Guillaume Apollinaire
Qui fut à la guerre et sut être partout
Dans les villes heureuses de l’arrière
Dans tout le reste de l’univers
Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé
Dans les femmes dans les canons dans les chevaux
Au zénith au nadir aux 4 points cardinaux
Et dans l’unique ardeur de cette veillée d’armes
Et ce serait sans doute bien plus beau
Si je pouvais supposer que toutes ces choses dans lesquelles je suis partout
Pouvaient m’occuper aussi
Mais dans ce sens il n’y a rien de fait
Car si je suis partout à cette heure
Il n’y a cependant que moi qui suis en moi
Exercice
Vers un village de l’arrière
S’en allaient quatre bombardiers
Ils étaient couverts de poussière
Depuis la tête jusqu’aux pieds
Ils regardaient la vaste plaine
En parlant entre eux du passé
Et ne se retournaient qu’à peine
Quand un obus avait toussé
Tous quatre de la classe seize
Parlaient d’antan non d’avenir
Ainsi se prolongeait l’ascèse
Qui les exerçait à mourir