06Les Regrets
12
Vu le soin ménager dont travaillé je suis,
Vu l’importun souci qui sans fin me tourmente,
Et vu tant de regrets desquels je me lamente,
Tu t’ébahis souvent comment chanter je puis.
Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.
Ainsi chante l’ouvrier en faisant son ouvrage,
Ainsi le laboureur faisant son labourage,
Ainsi le pèlerin regrettant sa maison,
Ainsi l’aventurier en songeant à sa dame,
Ainsi le marinier en tirant à la rame,
Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.
14
Si l’importunité d’un créditeur me fâche,
Les vers m’ôtent l’ennui du fâcheux créditeur :
Et si je suis fâché d’un fâcheux serviteur,
Dessus les vers, Boucher, soudain je me défâche.
Si quelqu'un dessus moi sa colère délâche,
Sur les vers je vomis le venin de mon cœur :
Et si mon faible esprit est recru du labeur,
Les vers font que plus frais je retourne à ma tâche.
Les vers chassent de moi la molle oisiveté,
Les vers me font aimer la douce liberté,
Les vers chantent pour moi ce que dire je n’ose.
Si donc j’en recueillis tant de profits divers,
Demandes-tu, Boucher, de quoi servent les vers,
Et quel bien je reçois de ceux que je compose ?
15
Penjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps ?
Je songe au lendemain, j’ai soin de la dépense
Qui se fait chaque jour, et si faut que je pense
A rendre sans argent cent créditeurs contents.
Je vais, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
Je courtise un banquier, je prends argent d’avance :
Quand j’ai dépêché l’un, un autre recommence,
Et ne fais pas le quart de ce que je prétends.
Qui me présente un compte, une lettre, un mémoire,
Qui me dit que demain est jour de consistoire,
Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,
Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui écrit :
Avecques tout cela, dis, Panjas, je te prie,
Ne t’ébahis-tu point comment je fais des vers ?
17
Après avoir longtemps erré sur le rivage
Où l’on voit lamenter tant de chétifs de cour,
Tu as atteint le bord où tout le monde court,
Fuyant de pauvreté le pénible servage.
Nous autres cependant, le long de cette plage,
En vain tendons les mains vers le nautonnier sourd,
Qui nous chasse bien loin : car, pour le faire court,
Nous n’avons un quatrain pour payer le naulage.
Ainsi donc tu jouis du repos bienheureux,
Et comme font là-bas ces doctes amoureux,
Bien avant dans un bois te perds avec ta dame :
Tu bois le long oubli de tes travaux passés,
Sans plus penser en ceux que tu as délaissés,
Criant dessus le port ou tirant à la rame.
18
Si tu ne sais, Morel, ce que je fais ici,
Je ne fais pas l’amour ni autre tel ouvrage :
Je courtise mon maître, et si fais davantage,
Ayant de sa maison le principal souci.
Mon Dieu (ce diras-tu), quel miracle est-ce ci,
Que de voir Du Bellay se mêler de ménage
Et composer des vers en un autre langage ?
Les loups et les agneaux s’accordent tout ainsi.
Voilà que c’est, Morel : la douce poésie
M’accompagne partout, sans qu’autre fantaisie
En si plaisant labeur me puisse rendre oisif.
Mais tu me répondras ;Donne, si tu es sage,
De bonne heure congé au cheval qui est d’âge,
De peur qu’il ne s’empire et devienne poussif.