Stenka Razine
En ce temps-là vivait, puissant par le fer, le feu, le sang,
Un autre star qu’on appelait celui des brigands.
Il allumait le long de la Volga, notre mère,
Les signaux d’une délivrance sauvage, hérissée de faux,
De potences et de têtes coupées.
Liberté, égalité, fraternité,
Nommez les fruits de l’espérance la plus amère,
Lavez, lavez, sur les couteaux, sur les épées
Le sang versé depuis l’éternité.
Stenka le Juste savait traiter les maîtres
Comme les esclaves sont traités par les maîtres
Et ne se doutait pas qu’un homme meilleur pût naître.
Les petites Cosaques de ce village chantent encore le soir
En s’accompagnant de la guitare
La complainte de Stenka Razine ; mais ce qu’ont fait leurs pères
Et leurs oncles, ici même, il y a simplement seize ans,
Elles l’ont oublié, oublions-le, guitare
Chante pour leur cœur,
Enchante l’oubli, fait chanter les chœurs
Accordés par l’oubli.
Une faucille d’argent monte au ciel de juillet
Au-dessus du petit minaret rouge d’Orenpossad.
J’écoute ces voix grêles et la guitare
Et le coassement des crapauds dans la mare.
Je pense obscurément, moi seul, en face de la steppe
A tous ceux de par le monde dont je ne suis point séparé,
Aux chômeurs d’Amsterdam, à Tom Mooney dans sa prison californienne
Depuis quinze ou dix-huit ans, qu’en savons-nous ?
Et qui peut savoir le compte juste de telles années ?
A l’étonnante victoire de la grève générale de Saragosse, hier,
En juin 34,
Au prochain Congrès de la Fédération unitaire de l’Enseignement,
A la tombe fraîche, mais est-elle fleurie, est-elle fleurie ?
A la tombe fraîche de Koloman Wallisch,
A la fenêtre à barreaux, mais est-elle fleurie, est-elle fleurie ?
De sa femme Paula dans une prison d’Autriche.
Les jeunes voix montent sans savoir ni ce qu’elles chantent
Ni les vivants et les morts pour lesquels elles chantent,
Unis, unies à travers le temps, les chaînes, l’espace.
Et quand elles annoncent que débouchent sur le fleuve aux rives de lointain
Les barques enluminées de Stepan le brigand,
Le libérateur,
Le héros, le bourreau, le bourreau des bourreaux,
L’annonciateur,
Je vois grandir sur la moire des eaux
L’ombre vivifiante
D’une liberté barbare ivre de ses sanglots.
Stenka fut roué vif le six juin mil six cent soixante-dix,
En face du Kremlin,
Devant l’église de Saint-Basile le Bienheureux
Et la Tour du Sauveur.
Tandis qu’on lui casse les os, Stenka crie à son frère le lâche qui se lamente :
Tais-toi, chien !
Ce sont ses dernières paroles, ses fières paroles, ses seules paroles sous la hache,
Elles fendent la douleur fulgurante de ses membres coupés,
Le bras droit, la jambe gauche,
Elles coulent de ses lèvres avec une bave sanglante,
Un peuple les ramasse dans l’odeur écoeurante
Qui stagne sous l’échafaud.
L’histoire les gardera comme les paroles du Christ.
Mais les chiens ne sont pas des bêtes lâches,
Les chiens gardent très bien leur dignité canine
Dans cette chienne de vie
Et pourtant voilà des siècles que nous les dressons à notre image.
Frère lâche, tais-toi !
Devant le supplice de celui qui, plus fort que toi,
Meilleur que toi,
Mourant pour toi, meurt plus que toi.