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Poètes du temps passé


Sur cette page, vous trouverez une sélection de poèmes.

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01 Stenka Razine...

Par Serge Victor

Stenka Razine

 

En ce temps-là vivait, puissant par le fer, le feu, le sang,

Un autre star qu’on appelait celui des brigands.

Il allumait le long de la Volga, notre mère,

Les signaux d’une délivrance sauvage, hérissée de faux,

De potences et de têtes coupées.

 

Liberté, égalité, fraternité,

Nommez les fruits de l’espérance la plus amère,

Lavez, lavez, sur les couteaux, sur les épées

Le sang versé depuis l’éternité.

Stenka le Juste savait traiter les maîtres

Comme les esclaves sont traités par les maîtres

Et ne se doutait pas qu’un homme meilleur pût naître.

Les petites Cosaques de ce village chantent encore le soir

En s’accompagnant de la guitare

La complainte de Stenka Razine ; mais ce qu’ont fait leurs pères

Et leurs oncles, ici même, il y a simplement seize ans,

Elles l’ont oublié, oublions-le, guitare

Chante pour leur cœur,

Enchante l’oubli, fait chanter les chœurs

Accordés par l’oubli.

 

Une faucille d’argent monte au ciel de juillet

Au-dessus du petit minaret rouge d’Orenpossad.

J’écoute ces voix grêles et la guitare

Et le coassement des crapauds dans la mare.

Je pense obscurément, moi seul, en face de la steppe

A tous ceux de par le monde dont je ne suis point séparé,

Aux chômeurs d’Amsterdam, à Tom Mooney dans sa prison californienne

Depuis quinze ou dix-huit ans, qu’en savons-nous ?

Et qui peut savoir le compte juste de telles années ?

A l’étonnante victoire de la grève générale de Saragosse, hier,

En juin 34,

Au prochain Congrès de la Fédération unitaire de l’Enseignement,

A la tombe fraîche, mais est-elle fleurie, est-elle fleurie ?

A la tombe fraîche de Koloman Wallisch,

A la fenêtre à barreaux, mais est-elle fleurie, est-elle fleurie ?

De sa femme Paula dans une prison d’Autriche.

 

Les jeunes voix montent sans savoir ni ce qu’elles chantent

Ni les vivants et les morts pour lesquels elles chantent,

Unis, unies à travers le temps, les chaînes, l’espace.

Et quand elles annoncent que débouchent sur le fleuve aux rives de lointain

Les barques enluminées de Stepan le brigand,

Le libérateur,

Le héros, le bourreau, le bourreau des bourreaux,

L’annonciateur,

Je vois grandir sur la moire des eaux

L’ombre vivifiante

D’une liberté barbare ivre de ses sanglots.

Stenka fut roué vif le six juin mil six cent soixante-dix,

En face du Kremlin,

Devant l’église de Saint-Basile le Bienheureux

Et la Tour du Sauveur.

 

Tandis qu’on lui casse les os, Stenka crie à son frère le lâche qui se lamente :

Tais-toi, chien !

Ce sont ses dernières paroles, ses fières paroles, ses seules paroles sous la hache,

Elles fendent la douleur fulgurante de ses membres coupés,

Le bras droit, la jambe gauche,

Elles coulent de ses lèvres avec une bave sanglante,

Un peuple les ramasse dans l’odeur écoeurante

Qui stagne sous l’échafaud.

L’histoire les gardera comme les paroles du Christ.

 

Mais les chiens ne sont pas des bêtes lâches,

Les chiens gardent très bien leur dignité canine

Dans cette chienne de vie

Et pourtant voilà des siècles que nous les dressons à notre image.

 

Frère lâche, tais-toi !

Devant le supplice de celui qui, plus fort que toi,

Meilleur que toi,

Mourant pour toi, meurt plus que toi.