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Poètes du temps passé


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Le petit prince

Par St Exupéry Antoine de

Extraits
 
…..Le premier soir je me suis donc endormi sur le sable à mille milles de toute terre habitée. J’étais bien plus isolé qu’un naufragé sur un radeau au milieu de l’Océan. Alors vous imaginez ma surprise, au lever du jour, quand une drôle de petite voix m’a réveillé. Elle disait :
-S’il vous plait…dessine-moi un mouton !
…Et j’ai vu un petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement….
…N’oubliez pas que je me trouvais à mille milles de toute région habitée. Or mon petit bonhomme ne me semblait ni égaré, ni mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Il n’avait en rien l’apparence d’un enfant perdu au milieu du désert…
…Alors, faute de patience, comme j’avais hâte de commencer le démontage de mon moteur, je griffonnai ce dessin-ci.
Et je lançai :
-ça c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans.
Mais je fus bien surpris de voir s’illuminer le visage de mon jeune juge :
-c’est tout à fait comme ça que je le voulais ! Crois-tu qu’il faille beaucoup d’herbe à ce mouton ?
-pourquoi ?
-parce que chez moi c’est tout petit…
-ça suffira sûrement. Je t’ai donné un tout petit mouton.
Il pencha la tête vers le dessin :
-pas si petit que ça… Tiens ! Il s’est endormi…
Et c’est ainsi que je fis la connaissance du petit prince.
…J’avais ainsi appris une seconde chose très importante : c’est que sa planète d’origine était à peine plus grande qu’une maison !
Ça ne pouvait pas m’étonner beaucoup. Je savais bien qu’en dehors des grosses planètes comme la Terre, Jupiter, Mars, Vénus, auxquelles on a donné des noms, il y en a des centaines d’autres qui sont quelquefois si petites qu’on a beaucoup de mal à les apercevoir au télescope…
J’ai de sérieuses raisons de croire que la planète d’où venait le petit prince est l’astéroïde B 612… 
…Or il y avait des graines terribles sur la planète du petit prince…c’étaient les graines de baobabs. Le sol de la planète en était infesté. Or un baobab, si l’on s’y prend trop tard, on ne peut jamais plus s’en débarrasser. Il encombre toute la planète. Il la perfore de ses racines. Et si la planète est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreux, ils la font éclater.
« C’est une question de discipline, me disait plus tard le petit prince. Quand on a terminé sa toilette du matin, il faut faire soigneusement la toilette de la planète. Il faut s’astreindre régulièrement à arracher les baobabs… ».
…Ah ! petit prince, j’ai compris, peu à peu, ainsi, ta petite vie mélancolique. Tu n’avais eu longtemps pour distraction que la douceur des couchers de soleil. J’ai appris ce détail nouveau, le quatrième jour au matin, quand tu m’as dit :
-J’aime bien les couchers de soleil. Allons voir un coucher de soleil…
-Mais il faut attendre…
-Attendre quoi ?
-Attendre que le soleil se couche.
…Mais, sur ta si petite planète, il te suffisait de tirer ta chaise de quelques pas. Et tu regardais le crépuscule chaque fois que tu le désirais…
-Un jour, j’ai vu le soleil se coucher quarante-trois fois !
Le cinquième jour.. il me demanda avec brusquerie, sans préambule, comme le fruit d’un problème longtemps médité à l’avance :
-Un mouton, s’il mange les arbustes, il mange aussi les fleurs ?
-Un mouton mange tout ce qu’il rencontre.
-Même les fleurs qui ont des épines ?
-Oui. Même les fleurs qui ont des épines….
-Si quelqu’un aime une fleur qui n’existe qu’à un exemplaire dans les millions et les millions d’étoiles, ça suffit pour qu’il soit heureux quand il les regarde. Il se dit : « Ma fleur est là quelque part… » Mais si le mouton mange la fleur, c’est pour lui comme si, brusquement, toutes les étoiles s’éteignaient !...
Il ne put rien dire de plus. Il éclata brusquement en sanglots….Il y avait, sur une étoile, une planète, la mienne, la Terre, un petit prince à consoler ! Je le pris dans les bras. Je le berçai. Je lui disais : « La fleur que tu aimes n’est pas en danger.. Je lui dessinerai une muselière, à ton mouton..Je te dessinerai une armure pour ta fleur..Je.. » Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais très maladroit. Je ne savais comment l’atteindre, où le rejoindre..C’est tellement mystérieux, le pays des larmes….
Il y avait toujours eu, sur la planète du petit prince, des fleurs très simples, ornées d’un seul rang de pétales, et qui ne tenaient point de place, et qui ne dérangeaient personne. Elles apparaissaient un matin dans l’herbe, et puis elles s’éteignaient le soir. Mais celle-là avait germé un jour, d’une graine apportée d’on ne sait où…
Le petit prince, qui assistait à l’installation d’un bouton énorme, sentait bien qu’il en sortirait une apparition miraculeuse, mais la fleur n’en finissait pas de se préparer à être belle, à l’abri de sa chambre verte. Elle choisissait avec soin ses couleurs. Elle s’habillait lentement, elle ajustait un à un ses pétales. Elle ne voulait pas sortir toute fripée comme les coquelicots. Elle ne voulait apparaître que dans le plein rayonnement de sa beauté. Eh ! oui. Elle était très coquette ! Sa toilette mystérieuse avait donc duré des jours et des jours. Et puis voici qu’un matin, justement à l’heure du lever du soleil, elle s’était montrée. Et elle, qui avait travaillé avec tant de précision, dit en baillant :
-Ah ! je me réveille à peine… Je vous demande pardon… Je suis encore toute décoiffée..
Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration :
-Que vous êtes belle !.....
Je crois qu’il profita, pour son évasion, d’une migration d’oiseaux sauvages. Au matin du départ il mit sa planète bien en ordre. Il ramona soigneusement ses volcans en activité. Il possédait deux volcans en activité. Et c’était bien commode pour faire chauffer le petit déjeuner du matin. Il possédait aussi un volcan éteint….. S’ils sont bien ramonés, les volcans brûlent doucement et régulièrement, sans éruptions. Les éruptions volcaniques sont comme des feux de cheminée. Evidemment sur notre terre nous sommes beaucoup trop petits pour ramoner nos volcans. C’est pourquoi ils nous causent des tas d’ennuis…..
Il se trouvait dans la région des astéroïdes 325, 326, 327, 328, 329 et 330. Il commença donc par les visiter pour y chercher une occupation et pour s’instruire.
Le premier était habité par un roi….
La seconde planète était habitée par un vaniteux…
La planète suivante était habitée par un buveur…
La quatrième planète était celle du businessman…
La cinquième planète était très curieuse. C’était la plus petite de toutes. Il y avait là juste assez de place pour loger un réverbère et un allumeur de réverbères. Le petit prince ne parvenait pas à s’expliquer à quoi pouvait servir, quelque part dans le ciel, sur une planète sans maison, ni population, un réverbère et un allumeur de réverbères….
-Je fais là un métier terrible. C’était raisonnable autrefois. J’éteignais le matin et j’allumais le soir. J’avais le reste du jour pour me reposer, et le reste de la nuit pour dormir…
-Et, depuis cette époque, la consigne a changé ?
-La consigne n’a pas changé, dit l’allumeur. C’est bien là le drame ! La planète d’année en année a tourné de plus en plus vite, et la consigne n’a pas changé !
-Alors ? dit le petit prince.
-Alors maintenant qu’elle fait un tour par minute, je n’ai plus une seconde de repos. J’allume et j’éteins une fois par minute !...
-Ta planète est tellement petite que tu en fais le tour en trois enjambées. Tu n’as qu’à marcher assez lentement pour rester toujours au soleil. Quand tu voudras te reposer tu marcheras… et le jour durera aussi longtemps que tu voudras.
-ça ne m’avance pas à grand-chose, dit l’allumeur. Ce que j’aime dans la vie, c’est dormir.
-Ce n’est pas de chance, dit le petit prince…
« Celui-là est le seul dont j’eusse pu faire mon ami. Mais sa planète est vraiment trop petite. Il n’y a pas de place pour deux.. »
Ce que le petit prince n’osait pas s’avouer, c’est qu’il regrettait cette planète bénie à cause, surtout, des mille quatre cent quarante couchers de soleil par vingt-quatre heures !
La sixième planète était une planète dix fois plus vaste. Elle était habitée par un vieux Monsieur qui écrivait d’énormes livres….
-mais qu’est-ce que signifie « éphémère » ? répéta le petit prince…
-ça signifie « qui est menacé de disparition prochaine ».
-ma fleur est menacée de disparition prochaine ?
-bien sûr.
« Ma fleur est éphémère, se dit le petit prince, et elle n’a que quatre épines pour se défendre contre le monde ! Et je l’ai laissée toute seule chez moi ! »
Ce fut là son premier mouvement de regret. Mais il reprit courage :
-que me conseillez-vous d’aller visiter ? demanda-t-il.
-la planète Terre, lui répondit le géographe. Elle a une bonne réputation…
Et le petit prince s’en fut, songeant à sa fleur.
La septième planète fut donc la Terre….
Pour vous donner une idée des dimensions de la Terre je vous dirai qu’avant l’invention de l’électricité on y devait entretenir, sur l’ensemble des six continents, une véritable armée de quatre cent soixante-deux mille cinq cent onze allumeurs de réverbères.
Vu d’un peu loin ça faisait un effet splendide. Les mouvements de cette armée étaient réglés comme ceux d’un ballet d’opéra. D’abord venait le tour des allumeurs de réverbères de Nouvelle-Zélande et d’Australie. Puis ceux-ci, ayant allumé leurs lampions, s’en allaient dormir. Alors entraient à leur tour dans la danse les allumeurs de réverbères de Chine et de Sibérie. Puis eux aussi s’escamotaient dans les coulisses. Alors venait le tour des allumeurs de réverbères de Russie et des Indes. Puis de ceux d’Afrique et d’Europe. Puis de ceux d’Amérique du Sud. Puis de ceux d’Amérique du Nord. Et jamais ils ne se trompaient dans leur ordre d’entrée en scène. C’était grandiose. Seul, l’allumeur de l’unique réverbère du pôle Nord, et son confrère de l’unique réverbère du pôle Sud, menaient des vies d’oisiveté et de nonchalance : ils travaillaient deux fois par an….
Le petit prince, une fois sur terre, fut donc bien surpris de ne voir personne. Il avait déjà peur de s’être trompé de planète, quand un anneau couleur de lune remua dans le sable.
-Bonne nuit, fit le petit prince à tout hasard.
-Bonne nuit, fit le serpent.
-Sur quelle planète suis-je tombé ? demanda le petit prince.
-Sur la Terre, en Afrique, répondit le serpent
-Ah !... Il n’y a donc personne sur la Terre ?
-Ici c’est le désert. Il n’y a personne dans les déserts. La Terre est grande, dit le serpent. ..
Le petit prince le regarda longtemps :
-Tu es une drôle de bête, lui dit-il enfin, mince comme un doigt…
-Mais je suis plus puissant que le doigt d’un roi, dit le serpent.
Le petit prince eut un sourire :
-Tu n’es pas bien puissant… tu n’as même pas de pattes… tu ne peux même pas voyager.
-Je puis t’emporter plus loin qu’un navire, dit le serpent.
Il s’enroula autour de la cheville du petit prince, comme un bracelet d’or :
-Celui que je touche, je le rends à la terre dont il est sorti, dit-il encore. Mais tu es pur et tu viens d’une étoile…
Le petit prince ne répondit rien.
-Tu me fais pitié, toi si faible, sur cette Terre de granit. Je puis t’aider un jour si tu regrettes trop ta planète. Je puis…
 
Le petit prince traversa le désert et ne rencontra qu’une fleur. Une fleur à trois pétales, une fleur de rien du tout…
-Bonjour, dit le petit prince.
-Bonjour, dit la fleur.
-Où sont les hommes ? demanda poliment le petit prince.
La fleur, un jour, avait vu passer une caravane :
-Les hommes ? Il en existe, je crois, six ou sept. Je les ai aperçus il y a des années. Mais on ne sait jamais où les trouver. Le vent les promène. Ils manquent de racines, ça les gène beaucoup.
-Adieu, fit le petit prince.
-Adieu, dit la fleur.
Le petit prince fit l’ascension d’une haute montagne… Les seules montagnes qu’il eût jamais connues étaient les trois volcans qui lui arrivaient au genou. Et il se servait du volcan éteint comme d’un tabouret….
 
Mais il arriva que le petit prince, ayant longtemps marché à travers les sables, les rocs et les neiges, découvrit enfin une route. Et les routes vont toutes chez les hommes.
-Bonjour, dit-il.
C’était un jardin fleuri de roses.
-Bonjour, dirent les roses.
Le petit prince les regarda. Elles ressemblaient toutes à sa fleur.
-Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il, stupéfait.
-Nous sommes des roses, dirent les roses.
-Ah ! fit le petit prince…
Et il se sentit très malheureux. Sa fleur lui avait raconté qu’elle était seule de son espèce dans l’univers. Et voici qu’il en était cinq mille, toutes semblables, dans un seul jardin !
 
C’est alors qu’apparut le renard.
-Bonjour, dit le renard.
-Bonjour, répondit poliment le petit prince….
Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…
-Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur… je crois qu’elle m’a apprivoisé…
Mais le renard revint à son idée :… si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ?... Tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé…
Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince :
-S’il te plaît, apprivoise-moi ! dit-il
-Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps…
-On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !...
Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l’heure du départ fut proche :
-Ah ! dit le renard… Je pleurerai.
-C’est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise…
-Bien sûr, dit le renard.
-Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.
-Bien sûr, dit le renard.
-Alors tu n’y gagne rien !
-J’y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé…
-Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux…
 
Comme le petit prince s’endormait, je le pris dans mes bras, et me remis en route. J’étais ému. Il me semblait porter un trésor fragile…  « Ce qui m’émeut si fort de ce petit prince endormi, c’est sa fidélité pour une fleur, c’est l’image d’une rose qui rayonne en lui comme la flamme d’une lampe, même quand il dort.. » Et je le devinais plus fragile encore. Il faut bien protéger les lampes : un coup de vent peut les éteindre..
Et, marchant ainsi, je découvris le puits au lever du jour…
 
-J’ai soif de cette eau-là, dit le petit prince, donne-moi à boire…
Et je compris ce qu’il avait cherché !
Je soulevai le seau jusqu’à ses lèvres. Il but, les yeux fermés. C’était doux comme une fête. Cette eau était bien autre chose qu’un aliment. Elle était née de la marche sous les étoiles, du chant de la poulie, de l’effort de mes bras. Elle était bonne pour le cœur, comme un cadeau. Lorsque j’étais petit garçon, la lumière de l’arbre de Noël, la musique de la messe de minuit, la douceur des sourires faisaient ainsi tout le rayonnement du cadeau de Noël que je recevais.
-Les hommes de chez toi, dit le petit prince, cultivent cinq mille roses dans un même jardin… et ils n’y trouvent pas ce qu’ils cherchent..
-Ils ne le trouvent pas, répondis-je
-Et cependant ce qu’ils cherchent pourrait être trouvé dans une seule rose ou un peu d’eau…
-Bien sûr, répondis-je
Et le petit prince ajouta :
-Mais les yeux sont aveugles. Il faut chercher avec le cœur….
-Il faut que tu tiennes ta promesse, me dit doucement le petit prince, qui, de nouveau, s’était assis auprès de moi.
-Quelle promesse ?
-Tu sais… une muselière pour mon mouton… je suis responsable de cette fleur !...
Je crayonnai donc une muselière. Et j’eus le cœur serré en le lui donnant… Je n’étais pas rassuré. Je me souvenais du renard. On risque de pleurer un peu si l’on s’est laissé apprivoiser…
 
Le petit prince dit encore, après un silence :
-Tu as du bon venin ? Tu es sûr de ne pas me faire souffrir longtemps ?..
Alors j’abaissai moi-même les yeux vers le pied du mur, et je fis un bond ! Il était là, dressé vers le petit prince, un de ces serpents jaunes qui vous exécutent en trente secondes… Au bruit que je fis, le serpent se laissa doucement couler dans le sable, comme un jet d’eau qui meurt, et, sans trop se presser, se faufila entre les pierres avec un léger bruit de métal.
Je parvins au mur juste pour y recevoir dans les bras mon petit bonhomme de prince, pâle comme la neige.
-Quelle est cette histoire-là ! Tu parles maintenant avec les serpents !...
Je sentais battre son cœur comme celui d’un oiseau qui meurt, quand on l’a tiré à la carabine…
-Moi aussi, aujourd’hui, je rentre chez moi…
Puis, mélancolique :
-C’est bien plus loin… c’est bien plus difficile…
Je sentais bien qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Je le serrais dans les bras comme un petit enfant, et cependant il me semblait qu’il coulait verticalement dans un abîme sans que je pusse rien pour le retenir…
De nouveau je me sentis glacé par le sentiment de l’irréparable. Et je compris que je ne supportais pas l’idée de ne plus jamais entendre ce rire. C’était pour moi comme une fontaine dans le désert.
-Petit bonhomme, je veux encore t’entendre rire…
Mais il me dit :
-Cette nuit, ça fera un an. Mon étoile se trouvera juste au-dessus de l’endroit où je suis tombé l’année dernière…
-Petit bonhomme, n’est-ce pas que c’est un mauvais rêve cette histoire de serpent et de rendez-vous et d’étoile…
-Tu regarderas, la nuit, les étoiles. C’est trop petit chez moi pour que je te montre où se trouve la mienne. C’est mieux comme ça. Mon étoile, ça sera pour toi une des étoiles. Alors, toutes les étoiles, tu aimeras les regarder… Elles seront toutes tes amies….
-Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d’elles, puisque je rirai dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire !...
Et il rit encore. Puis il redevint sérieux :
-Cette nuit…tu sais…ne viens pas.
-Je ne te quitterai pas.
-J’aurai l’air d’avoir mal… j’aurai un peu l’air de mourir. C’est comme ça. Ne viens pas voir ça, ce n’est pas la peine.
-Je ne te quitterai pas….
-Tu comprends. C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C’est trop lourd….
-Mais ce sera comme une vieille écorce abandonnée. Ce n’est pas triste les vieilles écorces…
-Moi aussi je regarderai les étoiles. Toutes les étoiles seront des puits avec  une poulie rouillée. Toutes les étoiles me verseront à boire…
Il dit encore :
-Tu sais… ma fleur… j’en suis responsable ! Et elle est tellement faible ! Et elle est tellement naïve. Elle a quatre épines de rien du tout pour la protéger contre le monde…
Il n’y eut  rien qu’un éclair jaune près de sa cheville. Il demeura un instant immobile. Il ne cria pas. Il tomba doucement comme tombe un arbre. Ca ne fit même pas de bruit, à cause du sable.
 
Maintenant je me suis un peu consolé. C’est-à-dire…pas tout à fait. Mais je sais bien qu’il est revenu à sa planète, car, au lever du jour, je n’ai pas retrouvé son corps. Ce n’était pas un corps tellement lourd… Et j’aime la nuit écouter les étoiles. C’est comme cinq cents millions de grelots….