Acte II
Scène I Aman, Hydaspe
…Hydaspe : « Seigneur, de vos bienfaits mille fois honoré,
Je me souviens toujours que je vous ai juré
D’exposer à vos yeux par des avis sincères
Tout ce que ce palais renferme de mystères.
Le Roi d’un noir chagrin paraît enveloppé.
Quelque songe effrayant cette nuit l’a frappé.
Pendant que tout gardait un silence paisible,
Sa voix s’est fait entendre avec un cri terrible.
J’ai couru. Le désordre était dans ses discours.
Il s’est plaint d’un péril qui menaçait ses jours :
Il parlait d’ennemi, de ravisseur farouche ;
Même le nom d’Esther est sorti de sa bouche.
Il a dans ces horreurs passé toute la nuit.
Enfin, las d’appeler un sommeil qui le fuit,
Pour écarter de lui ces images funèbres,
Il s’est fait apporter ses annales célèbres
Où les faits de son règne, avec soin amassés,
Par de fidèles mains chaque jour sont tracés.
On y conserve écrits le service et l’offense,
Monuments éternels d’amour et de vengeance.
Le Roi, que j’ai laissé plus calme dans son lit,
D’une oreille attentive écoute ce récit ?....
….Entre tous les devins fameux dans la Chaldée,
Il a fait assembler ceux qui savent le mieux
Lire en un songe obscur les volontés des cieux.
Mais quel trouble vous-même aujourd’hui vous agite ?
Votre âme, en m’écoutant, paraît toute interdite.
L’heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis ? »….
….Aman : «L’insolent devant moi ne se courba jamais.
En vain de la faveur du plus grand des monarques
Tout révère à genoux les glorieuses marques.
Lorsque d’un saint respect tous les Persans touchés
N’osent lever leurs fronts à la terre attachés,
Lui, fièrement assis, et la tête immobile,
Traite tous ces honneurs d’impiété servile,
Présente à mes regards un front séditieux,
Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux.
Du palais cependant il assiège la porte :
A quelque heure que j’entre, Hydaspe, ou que je sorte,
Son visage odieux m’afflige et me poursuit ;
Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.
Ce matin j’ai voulu devancer la lumière :
Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière,
Revêtu de lambeaux, tout pâle. Mais son œil
Conservait sous la cendre encor le même orgueil.
D’où lui vient, cher ami, cette impudente audace ?
Toi, qui dans ce palais vois tout ce qui se passe,
Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui ?
Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui ? »….
… « Ah ! que ce temps est long à mon impatience !
C’est lui, je te veux bien confier ma vengeance,
C’est lui qui, devant moi refusant de ployer,
Les a livrés au bras qui va les foudroyer.
C’était trop peu pour moi d’une telle victime :
La vengeance trop faible attire un second crime.
Un homme tel qu’Aman, lorsqu’on l’ose irriter,
Dans sa juste fureur ne peu trop éclater.
Il faut des châtiments dont l’univers frémisse ;
Qu’on tremble en comparant l’offense et le supplice ;
Que les peuples entiers dans le sang soient noyés.
Je veux qu’on dise un jour aux siècles effrayés :
« Il fut des Juifs, il fut une insolente race ;
Répandus sur la terre, ils en couvraient la face ;
Un seul osa d’Aman attirer le courroux,
Aussitôt de la terre ils disparurent tous. »
Hydaspe : « Ce n’est donc pas, Seigneur, le sang amalécite
Dont la voix à les perdre en secret vous excite ? »
Aman : « Je sais que descendu de ce sang malheureux,
Une éternelle haine a dû m’armer contre eux ;
Qu’ils firent d’Amalec un indigne carnage ;
Que jusqu’aux vils troupeaux, tout éprouva leur rage ;
Qu’un déplorable reste à peine fut sauvé.
Mais, crois-moi, dans le rang où je suis élevé,
Mon âme, à ma grandeur toute entière attachée,
Des intérêts du sang est faiblement touchée.
Mardochée est coupable ; et que faut-il de plus ?
Je prévins donc contre eux l’esprit d’Assuérus :
J’inventai des couleurs ; j’armai la calomnie ;
J’intéressai sa gloire ; il trembla pour sa vie.
Je les peignis puissants, riches, séditieux ;
Leur dieu même ennemi de tous les autres dieux.
« Jusqu’à quand souffre-t-on que ce peuple respire,
Et d’un culte profane infecte votre empire ?
Etrangers dans la Perse, à nos lois opposés,
Du reste des humains ils semblent divisés,
N’aspirent qu’à troubler le repos où nous sommes,
Et, détestés partout, détestent tous les hommes.
Prévenez, punissez leurs insolents efforts ;
De leur dépouille enfin grossissez vos trésors. »
Je dis, et l’on me crut. Le Roi, dès l’heure même,
Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprême :
« Assure, me dit-il, le repos de ton Roi :
Va, perds ces malheureux : leur dépouille est à toi. »
Toute la nation fut ainsi condamnée.
Du carnage avec lui je réglai la journée.
Mais de ce traître enfin le trépas différé
Fait trop souffrir mon cœur de son sang altéré.
Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.
Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie ? »
Hydaspe : « Et ne pouvez-vous pas d’un mot l’exterminer ?
Dites au Roi, Seigneur, de vous l’abandonner. »
Aman : « Je viens pour épier le moment favorable….. »
Scène VII
Assuérus : « Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire,
Et ces profonds respects que la terreur inspire,
A leur pompeux éclat mêlent peu de douceur,
Et fatiguent souvent leur triste possesseur.
Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce
Qui me charme toujours et jamais ne me lasse.
De l’aimable vertu doux et puissants attraits !
Tout respire en Esther l’innocence et la paix.
Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,
Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.
Que dis-je ? sur ce trône assis auprès de vous,
Des astres ennemis j’en crains moins le courroux,
Et crois que votre front prête à mon diadème
Un éclat qui le rend respectable aux Dieux même.
Osez donc me répondre, et ne me cachez pas
Quel sujet important conduit ici vos pas.
Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent ?
Je vois qu’en m’écoutant vos yeux au ciel s’adressent.
Parlez : de vos désirs le succès est certain,
Si ce succès dépend d’une mortelle main.
Esther : « O bonté qui m’assure, autant qu’elle m’honore !
Un intérêt pressant veut que je vous implore.
J’attends ou mon malheur ou ma félicité ;
Et tout dépend, Seigneur, de votre volonté.
Un mot de votre bouche, en terminant mes peines,
Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines. »
Assuérus : « Ah ! que vous enflammez mon désir curieux »….
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