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2015 05 Un jour pas comme les autres

By Pascale Menneloue

Un jour pas comme les autres
Le réveil sonne. Tu es seul dans ton lit. Aucun amour n'est venu cette nuit froisser tes draps fleuris.
Tu tends ta main sur l'oreiller, tu fais comme si. Tu rêves un bref instant à des bras protecteurs, à des
caresses enjôleuses. Tu as trente-cinq ans à peine.
Tu te lèves.
Tu enfiles ta robe de chambre aux reflets contrastés. Elle laisse deviner tes cuisses musclées, tes
jolies fesses rondes qui séduisent tant tes amants.
Tu déjeunes sans te hâter. Tu as le temps. Tu savoures avec gourmandise ce moment de la journée
où tu oublies qui tu es.
Le miroir te rassure. L'ovale de ton visage est parfait, le nez ni trop long ni trop court, tes yeux en
amande d'un vert aux mille éclats dorés sont ravageurs et tu le sais.
Tu approches ton visage pour mieux le voir encore. Aucun point noir ni petite rougeur ne viennent
trahir ta peau bien lisse. Tu en prends soin comme peu de femmes le font : esthéticienne deux fois
par semaine au moins. Tu aimes la perfection. Tu verses l'eau micellaire sur une boule de coton
rose, tu en aimes l'odeur de foin, elle te rappelle tes vacances à la ferme quand tu étais enfant. Pour
rien au monde tu t'en passerais. Puis tu appliques la crème et le fond de teint, couverture
indispensable et trompeuse sur ton visage.
Tu passes encore un grand moment à allonger et recourber tes cils puis tu viens caresser avec le
bâton de rouge tes lèvres pour les rendre pulpeuses.
Puis tu t'habilles avec soin. Tu prends le temps de choisir les couleurs, jamais de pantalon et surtout
de jolis talons aiguille malgré ton mètre quatre-vingt. Tu coiffes de tes longs doigts fins aux ongles
nacrés, tes cheveux en une géométrie trompeuse. Tu as de la chance, ta chevelure est épaisse et se
pose sur tes épaules en grosses boucles blondes comme au temps de ton enfance quand on t'appelait
Rémi.
Tu jettes un dernier coup d'oeil dans le miroir du salon. Tu es prête, tu peux sortir mais l'angoisse
t'envahit, le doute aussi. Tu as peur de la foule et de son regard impitoyable. Des milliers d'yeux te
croisent sans te voir, des centaines te dévisagent c'est sûr, quelques-uns s'étonnent, se retournent sur
ton passage. Ceux-là devinent que tu mens et ça te fait mal. Et tu marches ainsi à travers les rues de
Montparnasse. Tu marches d'un pas mal assuré, tes pieds trop serrés sur des talons trop hauts. Ta
longue silhouette se détache parmi le flot des passants. Tu as les larmes au coin des yeux.
Chaque pas que tu fais est un mensonge que tu voudrais enterrer, ensevelir sous la terre, sous le
goudron. Mais le mensonge te permet de vivre ou plutôt de survivre depuis si longtemps.
Tu respires un grand coup car aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres. Dans ton sac à main
de cuir rouge est enfermée une petite enveloppe dans laquelle est noté ton rendez-vous, un rendezvous
réparateur, un rendez-vous qui fera de toi un autre. Une Autre.
Tu presses le pas. Tu ne veux pas être en retard. Tu attends ce rendez-vous depuis si longtemps, bien
avant que ta voix ressemble à celle de ton père.
Bientôt, tu n'auras plus à mentir. Plus de souffrances, plus de cachotteries. Tu sens en toi des petits
éclats de lumière, de bonheur.
Dans quelques heures, tu vas naître enfin.